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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Que devient un problème quand il est confiné? Episode 4

Selon les chercheurs et cliniciens de l’Ecole de Palo Alto, un problème est une difficulté mal résolue.

Pour perdurer ou prospérer,  il a besoin de deux ingrédients indispensables :

  • Une souffrance qui lui est associée.
  • L’existence d’un certain nombre de tentatives mises en œuvre par le passé et présentement pour l’aplanir ou le faire disparaître. Tentatives qui comme leur nom l’indique n’ont pas abouti. Voire ont aggravé le problème.

Or un certain nombre de problèmes existant le 15 mars 2020 sont entrés en confinement avec leurs créateurs et victimes, et vont vraisemblablement le rester plusieurs semaines encore. Que va-t-il advenir d’eux si la quarantaine dure longtemps ?

Justine, Clément, Nadia et Jacqueline, en tête à tête avec leur problème depuis plusieurs jours maintenant vont nous aider à y répondre le temps que durera cette parenthèse de tous les dangers ou de tous les apaisements. Ca dépend.

Jacqueline ne sait plus quoi faire.

Jacqueline est mariée à Émile depuis 68 ans, comme elle le rappelle fièrement à ses amies veuves de la résidence (ce qui met très mal à l’aise sa famille quand elle est présente).

Ce fut, selon elle,  un mariage heureux, sans problème majeur ; quatre enfants, 11 petits-enfants, 2 arrières petits-enfants (que Jacqueline trouve très mal élevés et pas très beaux, mais elle ne l’a dit qu’à Émile et aux jeunes filles envoyées par la MDPH). Deux belles-filles qu’elle supporte en prenant (beaucoup) sur elle et un gendre qu’elle trouve absolument adorable.

Jacqueline trouve également et depuis fort longtemps que son mari est trop taiseux, alors, elle s’organise des thés au moins deux fois par semaine dans son petit salon pour pouvoir discuter de tout et de rien. Elle adore ces moments qu’elle met beaucoup de temps à préparer.

Comme elle le dit à sa petite fille préférée qui vient la voir au moins une fois par mois, (elle, et qui n’oublie jamais son anniversaire ni sa fête), elle a toujours eu besoin de communiquer, de refaire le monde, et « avec ton grand-père, c’est walou, il ne dit jamais rien, et c’est de pire en pire ».

« Il est sourd, répond sa petite-fille ».

« Mon œil » dit Jacqueline qui prétend qu’il a développé une surdité sélective qui lui est réservée à elle. Et comme le dit son fils aîné : « vrai ou simulé, on ne peut que le comprendre ».

Le deuxième défaut d’Émile, selon Jacqueline, c’est qu’il a tendance à boire de l’alcool. Trop. Beaucoup trop, même,  selon elle. Surtout depuis une dizaine d’années qu’il est moins mobile et qu’il s’ennuie. Depuis qu’il n’a plus goût à grand-chose et qu’il ne peut plus cultiver son jardin, ni faire la cuisine pour ses enfants. Depuis qu’il se dit que cette vie est peut-être un peu trop longue, finalement, maintenant qu’il n’a plus ses chiens et ses poules.

Alors Jacqueline surveille sa consommation de vin et fait des remontrances à Émile. « A 89 ans, c’est ridicule de boire comme ça, tu pourrais quand-même te contrôler, je ne te demande pas grand-chose. Que vont dire mes copines, si elles sentent que tu as bu du vin ? En plus c’est dangereux pour ta santé ».

Elle exhorte le médecin de famille à chacune de ses visites : « Dites-lui Docteur, qu’il ne faut plus qu’il boive, ou alors, un verre par jour maximum. Il en boit au moins sept ou huit. Et après il dort. Et s’il meurt, je deviens quoi, moi ? »

Émile sourit à ses enfants, au médecin, à Jacqueline et boit tranquillement ses sept ou huit verres de vin, le plus rapidement possible, le plus discrètement possible pour limiter également le temps des reproches.

Même s’il en a un peu assez, sa surdité l’aide à gérer ça à peu près convenablement. De toutes façons, comme il le dit de plus en plus souvent : « on n’en a plus pour longtemps ».

Mais voilà que le confinement arrive. Et avec lui, l’ennui.

Plus de thés en compagnie de ses copines pour Jacqueline. Plus de visites animées et chaleureuses des enfants et petits-enfants. Sa fille cadette ne vient que masquée, gantée, déposer les courses faites tous les trois jours et ne reste que quelques minutes : « c’est dangereux, Maman, nous devons tous vous protéger ». Plus de repas du midi partagés avec les autres habitants de la résidence, lors desquels Jacqueline chantait des airs de son enfance tandis que la tablée tapait dans ses mains et qu’Émile buvait tranquillement ses verres de vin avec son copain Raoul. Plus de promenades au bord de la résidence, personne ne peut donner le bras à la vieille dame.

Et Jacqueline se retrouve seule avec Émile qui ne parle toujours pas. Peut-être même encore moins.

Mais qui malheureusement, boit plus, elle en est certaine.

Alors, Jacqueline se met à observer toutes les allées et venues d’Émile pour contrôler s’il va boire en cachette ou pas.

Elle cache les bouteilles dans son armoire, dans la buanderie, dans le secrétaire du petit salon.

Dès qu’une bouteille est ouverte, elle en vide une grosse partie et met de l’eau à la place.

Elle dit à Émile : « tu vas me tuer ».

L’autre jour, Jacqueline a trouvé une bouteille cachée derrière les toilettes.

Elle a crié, pleuré, appelé ses enfants pour leur dire à quel niveau en était arrivé leur père.

Et quand Pauline apporte à manger le mardi et le vendredi, elle voit bien que Jacqueline est de plus en plus en colère. Quant à Emile, il dort de plus en plus et ne sourit plus. Mais l’autre jour, il a jeté une assiette par terre en criant qu’il n’en pouvait plus. Jacqueline a eu peur : «Il a failli la lancer sur moi, je te jure, Pauline, il devient violent. »

Si Jacqueline maintient les mêmes vaines tentatives de régulation pour résoudre son  problème que celles qu’elle mettait en œuvre avant le 15 mars, mais de façon encore plus appuyée,  il est vraisemblable que le problème va se nourrir du confinement pour prospérer, et faire prospérer de nouvelles souffrances, chez elle et chez Émile. Il y a fort à parier que la relation va devenir de plus en plus tendue, souffrante et potentiellement dangereuse pour l’une comme pour l’autre.

Mais peut-être au contraire, le confinement sera-t-il le moment pour Jacqueline de prendre le temps d’analyser la situation pour pouvoir opérer un changement de niveau 2, pour pouvoir prendre un virage à 180°, en faisant l’inverse de ce qu’elle a fait jusqu’à maintenant.

Elle pourra par exemple, aidée par un thérapeute qui la guidera, répondre à cette question à la fois infiniment douloureuse et libératrice dont Dany Gerbinet dit qu’elle débranche le but conscient cher à Gregory Bateson : 

« Si vous étiez sûre, et certaine, sans l’ombre d’un doute, que quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, quoi que vous mettiez en place, Émile boirait au moins sept ou huit verres d’alcool par jour jusqu’à la fin de sa vie, que feriez-vous de différent, Jacqueline, avec votre mari, que feriez-vous d’autre que vous n’ayez encore fait, que feriez-vous de votre vie ? »

« Je divorcerais, répondra peut-être Jacqueline dans un premier temps, car ses 90 printemps ne lui semblent pas être son âge réel. »

« Très bien, répondrait le thérapeute, mais en attendant qu’un avocat puisse instruire votre dossier, que feriez-vous pendant le confinement, si vous étiez sûre que quoi que vous fassiez, il boira sept ou huit verres de vin par jour ou peut-être plus ? »

« Je le laisserais tranquille, répondra finalement Jacqueline, puisque ça ne sert à rien ». Ce sera une réponse tragique et apaisante dans le même temps, qui donnera l’impression à Jacqueline, qu’un vide colossal et apaisant s’installe en elle. Peut-être pleurera-t-elle abondamment, peut-être se sentira-t-elle tout à coup très lasse. C’est qu’elle aura lâché quelque chose de très structurant dans sa vie toute entière.

« Pour mettre en œuvre cela, je vous propose dès ce soir, d’initier vous-même l’apéritif, en servant un verre de vin à Émile. « J’ai décidé d’arrêter de contrôler ta consommation, Émile, puisque ça ne sert à rien et que ça gâche nos derniers moments ensemble », pourriez-vous lui dire. »

Émile va continuer à boire, sans doute, mais pas pour se rebeller contre vous, ni pour oublier que sa vie en ce moment est infiniment triste, puisque grâce à vous, Jacqueline, elle le sera un peu moins. »

Alors le confinement et le courage de Jacqueline auront permis de résoudre un problème que la quarantaine aurait pu largement aggraver

Emmanuelle Piquet