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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Des rituels à inventer

Chaque décès d’un être cher, même annoncée, est susceptible de provoquer la stupeur : « Quoi, déjà ? », s’étonnent des familles, quand bien même les médecins auraient annoncé qu’il fallait se préparer à la proche fin. Dans la crise sanitaire qui fait de cette planète un village troublé voire démuni, le temps de la séparation est accéléré et bouleversé.  En quelques jours, il faut absorber le choc de différentes étapes, toutes inquiétantes et douloureuses pour le patient et pour ses proches : apparition soudaine des symptômes, hospitalisation en urgence, soustraction physique radicale, agonie rapide, obsèques réduites à l’extrême. Pendant un mois, en raison du risque de contagion, il a été refusé aux familles d’accompagner leur proche en fin de vie par une main tenue, une parole ou un geste d’affection. Après le décès, les toilettes funéraires, non plus que le lavage et l’habillage des corps avec des vêtements choisis par la famille, ne sont permis et les hommages rendus à la dépouille du disparu ne sont plus possibles qu’en comité très restreint. La logique de ces interdictions décidées pour limiter la contagion est aisée à comprendre. Cela n’atténue en rien leur violence. Car pour éviter d’en mourir soi-même, il faut se départir de gestes immémoriaux qui accompagnent le mourant autant qu’ils assistent ceux dont le défunt se sépare, autant d’étapes qui balisent une période de désarroi durant laquelle on ne sait pas toujours que faire : les rites sont des soutènements dont les proches sont aujourd’hui privés. Cela ajoute à la peine. 

Il y a quinze ans, après m’avoir appris le décès et présenté de sincères condoléances au téléphone, une aide-soignante de la maison de retraite m’a demandé comment elle devait vêtir ma grand-mère morte dans la nuit. En même temps que je me disais que c’est quand même un peu dérisoire, cette préoccupation d’une tenue destinée à partir en fumée, j’ai répondu à ma grande surprise du tac-au-tac :  « Sa robe bleue et mauve ». Alors, elle m’a lancé, avec une vraie satisfaction : « C’est celle que je lui ai mise, mais je voulais savoir si ça vous convenait. » Cette dame que je ne connaissais pas m’a offert une première consolation. Ce fut comme si elle me disait l’intérêt qu’elle avait jusqu’au bout porté à ma grand-mère. La soignante rendait ainsi une forme d’hommage à celle qui ne fut pas toujours cette vieille dame impotente mais avant cela une femme coquette et soignée qui remarquait toujours les efforts de toilette de ses semblables. Elles deux avaient tissé un lien suffisant pour que les préférences et les goûts de l’une soient sus de l’autre. Dans tous les lieux de vie, jusqu’au dernier, des relations se construisent, qui dessinent d’autres systèmes d’échanges que ceux que nous connaissions à la personne qui nous fut proche.  Voilà pourquoi les hommages au cours des funérailles, sont prévus dans toutes les cérémonies, religieuses ou civiles : c’est un temps essentiel pour dire qui furent ceux qui nous quittent. Un ami me racontait qu’aux obsèques d’un vieil ami de sa famille, mort de nombreuses années après qu’un AVC l’ait obligé à se retirer d’une vie sociale qui avait été foisonnante et engagée, les gens présents étaient, en proportion de cela, étonnamment peu nombreux. Il avait été durablement blessé pour la famille du défunt de cet oubli si manifeste. Mais il restait tout de même les poignées de mains, chaleureuses et prolongées, les accolades émues, les signes de tête entendus des sincères affligés qui étaient venus. Il y avait une communauté, réduite, certes, mais présente pour la famille de celui qui avait vécu parmi eux. Le deuil qui oblige à la séparation rend parfois possible des retrouvailles.

Comment pallier cette absence de communauté en période de confinement ?  Que pourrait faire cette dame, qui, seule dans sa voiture longeant des rues désertées, suivra le corbillard dans lequel se trouve le cercueil de son père ? Ce maître-artisan qui avait formé de nombreux professionnels, dont les engagements associatifs étaient nombreux, était de ceux pour lesquels on se disait, avant le confinement, qu’il est prévisible qu’une foule nombreuse se rendra à ses obsèques. Finalement, il n’y aura que sa fille, et elle sait que lui manqueront terriblement les discours émus et touchants que les uns ou les autres auraient, immanquablement et tant bien que mal, prononcés, pour rappeler ses œuvres, ses engagements, son humour, ses colères parfois feintes, son goût du travail bien fait, sa passion pour les pivoines, tant de choses majeures ou minuscules qui font qu’on se souvient d’un homme.   Elle regrettera amèrement aussi de ne pouvoir apporter pour cette cérémonie tronquée, une brassée de ces fleurs délicates que son père cultivait avec passion.

Que pourrait-elle faire pour inventer d’autres cérémonies d’adieux ? En plus d’en fleurir plus tard sa sépulture, elle pourrait choisir d’offrir, dès que possible, un bouquet de pivoines aux gens qu’il aimait ; ou d’en confier des boutures à l’école dans laquelle il se rendait chaque année pour présenter son métier aux enfants, et peut-être aussi de proposer à la maison des associations de les replanter dans le jardin, sous les fenêtres de la permanence où il assurait un accueil bénévole.  La dame pourrait encore organiser, quand la situation le permettra, une cérémonie de retrouvailles de tous ceux pour qui son père a compté : ce pourrait être l’occasion de présenter les photos où chacun le reconnaîtra ou le découvrira (quand il avait des cheveux), d’écouter les chansons qu’il aimait et de proposer à ceux qui le veulent de dire quelques mots de leurs moments mémorables avec celui qui n’est plus. En attendant que ce soit possible, elle aurait le temps de choisir la formule qu’il aurait préférée : autour d’un café, lui qui en buvait des litres ? ou en ouvrant pour l’occasion les bouteilles du vin blanc qu’il aimait offrir à l’apéritif ? Ce serait un moment de retrouvailles comme son père aurait pu l’apprécier.

Dès demain, la dame pourrait prendre le temps de téléphoner à tous ceux qui ont compté pour son père. Elle commencerait par ceux qui, les jours précédents, l’ont appelée pour lui présenter leurs condoléances et à ceux-là d’abord, elle demandera de lui écrire pour raconter qui il fut pour eux, comme ils lui auraient rendu hommage s’ils avaient pu venir le jour des funérailles. Elle en ferait un recueil, à garder pour elle et peut-être à envoyer à tous ceux qui ont apprécié son père, pour maintenir ces relations ou en créer d’autres.

La tristesse est toujours logique, celle des endeuillés a fortiori, qui est habituellement admise. Ainsi, les rites permettent de l’accueillir sans que quiconque ne dise dans ces moments-là : « Il ne faut pas pleurer comme ça/ pour ça », comme on est parfois tenté de le conseiller dans d’autres circonstances, par pure bienveillance. Dans tous les cas, le fait même qu’une émotion soit retenue ou interdite, par soi-même ou par les autres, génère le risque qu’elle augmente jusqu’à submerger celui à qui il est refusé, implicitement, de la ressentir. Comment pourrait-on, d’ailleurs, se départir un peu de ce qui n’existe pas ?  Alors, si ces temps rétrécis privent des rites qui permettent d’accueillir la peine suscitée par la perte de quelqu’un qu’on aime, il importe d’en inventer pour faire une place suffisante au chagrin et l’apaiser un peu. 

Muriel Martin-Chabert