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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Restez chez vous (pour sauver des vies) et allez travailler (pour faire tourner le pays) : une injonction paradoxale
Emilie Scherer, psychopraticienne en thérapie brève.

Les jours que nous vivons sont inédits. Le coronavirus déclenche notre trouillomètre à tous, de nombreuses fois chaque jour, ce qui est très inconfortable.

Parmi les conséquences de ce climat anxiogène, vous aurez probablement déjà fait une (ou plusieurs) de ces 3 choses :

  • tenter d’apporter une réponse aux deux questions fondamentales: est-ce que je vais mourir ? Est ce qu’on va tous mourir ?
  • passer des nuits médiocres avec des difficultés pour s’endormir et/ou se réveiller à 3 heures du matin avec un nœud dans le ventre et des scénarios catastrophes à l’esprit ;
  • éplucher la presse et les réseaux sociaux dans l’espoir de bien comprendre ce qui se passe afin de se sentir un tout petit peu en contrôle dans cette situation qui, au moins jusqu’au 12 mars, était totalement hors de notre contrôle.

Depuis les interventions du gouvernement dans les médias, les 16 et 17 mars, nous avons compris deux choses :

1. Nous devons rester chez nous pour sauver des vies.

2. Notre économie va entrer en récession, ceux qui peuvent travailler en respectant les consignes sanitaires doivent aller travailler, ainsi que tous ceux dont le travail est indispensable au fonctionnement du pays.

Ces messages ont été détaillés et expliqués afin que chacun les comprenne et prenne ses responsabilités. Or ici, justement, prendre ses responsabilités peut devenir compliqué. Examinons comment chaque catégorie de la population reçoit ce message.

Pour un soignant, l’affaire est simple*, il va travailler et se confine lorsqu’il ne travaille pas. Pour une personne qui peut télétravailler, l’affaire est simple*, elle télétravaille tout en étant confinée.

Et pour les nombreux français qui ne sont pas soignants et qui ne peuvent pas télétravailler, ces deux messages simultanés « restez chez vous pour sauver des vies » et « allez travailler pour ne pas paralyser le pays » forment une injonction paradoxale, voire même une double contrainte**, c’est-à-dire une injonction qui contient deux messages contradictoires. Par définition il est impossible d’y répondre correctement, car se plier au premier message vous met en faute par rapport au second, et vice versa.

Une personne travaillant en supermarché, par exemple, peut se dire en allant au travail « Je contribue à ce que le pays tourne, à ce que les français soient approvisionnés ». Mais étant au contact de centaines de personnes, elle peut aussi se dire « Ne serais-je pas mieux confinée chez moi, avec ma famille, plutôt qu’être ici à risquer ma vie et celle des autres ? Ne devrais-je pas me confiner pour sauver des vies moi aussi ? ».

Une personne travaillant seule en forêt n’est pas au contact du public, et peut se dire : « Je respecte les consignes sanitaires et je contribue à ce que l’économie du pays ne soit pas entièrement paralysée » tout en sollicitant une assistante maternelle pour garder ses enfants pendant ce temps. Quant à l’emploi de l’assistante maternelle, le forestier peut se dire « Ne serait-il pas plus raisonnable que j’arrête de travailler, que je reste chez moi avec mes enfants, pour être vraiment confiné et qu’il en soit de même pour la personne qui s’occupe de mes enfants ? ».

Pour cette tranche de population ni soignante, ni télétravaillante, ces deux messages « Restez chez vous » et « Travaillez » se contredisent et mettent chacun en faute par rapport à l’un des deux messages, quel que soit son choix.

La prise de conscience de l’impossibilité dans laquelle nous met cette injonction est la clé, comme l’a montré l’anthropologue Gregory Bateson, pour pouvoir faire son choix parmi les deux messages et arrêter de se torturer l’esprit avec l’autre message auquel il est impossible de répondre – au moins en attendant que notre gouvernement mette fin lui-même à cette situation schizophrénique, en choisissant une unique priorité derrière laquelle rassembler nos énergies.

En effet, Gregory Bateson a montré, dans « Vers une théorie de la schizophrénie*** » , que c’est précisément l’incapacité  d’expliciter l’injonction paradoxale qui est faite au destinataire qui peut le plonger dans des comportements « absurdes ».

L’Italie vient de mettre fin à cette injonction paradoxale qu’elle utilisait également : l’économie du pays est désormais à l’arrêt, sauver les vies est la priorité nationale, toutes les activités non essentielles à la vie du pays sont désormais interdites. Il est logique de s’attendre à ce que le gouvernement français, d’une façon similaire ou différente, mette fin prochainement à l’injonction paradoxale actuelle.

*« simple » est ici une large approximation, puisqu’il est tout sauf simple d’aller travailler en tant que soignant durant une pandémie, et par ailleurs, se mettre à télétravailler du jour au lendemain présente de nombreux challenges, notamment lorsqu’il faut faire l’école à la maison en parallèle. Ces sujets méritent tout autant d’être développés, mais ne sont pas l’objet principal de cette communication-ci.

**Pour comprendre ce qu’est une double contrainte, prenons en exemple cette fameuse histoire d’une mère qui offre deux cravates à son fils pour Noel, l’une rouge et l’autre bleu. Le lendemain, le fils porte la cravate rouge, et sa mère lui dit « tu n’aimes pas la cravate bleue que je t’ai offerte ? ». Le surlendemain, elle voit son fils porter la cravate bleue et lui dit « oh tu n’aimes pas la cravate rouge que je t’ai offerte ? ». Quelle issue a ce fils pour satisfaire sa mère ? Il pourrait porter les deux cravates en même temps, au risque d’être pris pour un fou . Ou il pourrait dire à sa mère : tu m’as offert deux cravates, je ne peux pas mettre les deux en mêmet emps, donc si je commence par mettre la rouge, ce n’est pas que je n’aime pas la bleue, c’est juste que je ne voulais pas avoir l’air ridicule en mettant les deux en même temps alors j’en ai choisie une des deux. Ce qui consiste à expliciter la contradiction dans laquelle sa mère le place.

***Bateson, G., Jackson, D. D., Haley, J. & Weakland, J. (1956), Towards a Theory of Schizophrenia. in Behavioral Science, Vol 1, 251–264 – publié en français dans le tome 2 du livre « Vers une écologie de l’esprit » aux Editions du Seuil, 1980.