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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Le banc de l’amitié, le banc de tous les dangers.

Eugène a 9 ans.

Et Eugène en a marre de Cyprien qui décide de tout dans la cour. Et notamment du fait qu’Eugène n’a pas le droit de participer aux différentes activités pendant les récréations, car telle est sa décision. Une décision incompréhensible pour Eugène, mais Cyprien ne semble pas disposé à lui donner une quelconque explication.

Des fois, une fois sur dix, il dit « Ok, Eugène, tu peux jouer », mais souvent en plein milieu de la partie, il donne l’ordre aux autres garçons d’arrêter le jeu et de le suivre. Et les autres le suivent. Alors Eugène se retrouve à nouveau tout seul. Et Eugène n’en peut plus d’être seul. Il dit : « j’ai été content trois fois cette année, c’est parce que Cyprien était malade et que personne ne m’a empêché de jouer. »

Alors il en a parlé à sa maîtresse (il ne voulait pas inquiéter sa maman), qui était très ennuyée pour lui, et qui, heureusement, avait une solution. Dans la cour, trône en effet depuis quelques jour un banc de l’amitié. Il a été décoré par les CM2 et il est plein de couleurs très vives, de cœurs et de fleurs. C’est un très joli banc. Un banc anti-harcèlement a expliqué un Monsieur très important qui est venu de Paris pour l’inaugurer, un banc spécial pour les enfants qui se sentent seuls. Ils s’assoient dessus et ça signifie qu’ils ont besoin que des copains viennent jouer avec eux. Alors, les copains viennent, c’est aussi simple que ça.

« Donc, a dit la maîtresse, quand tu te sens seul, va t’installer dessus, Eugène, et ça va s’arranger. »

Alors, Eugène continue de demander l’autorisation de jouer à Cyprien et quand ce dernier refuse, il va s’asseoir sur le banc et attend. Il dit : « ça fait plusieurs semaines que je m’assois sur le banc de l’amitié, mais personne, jamais, ne vient. Je me demande si ce n’est pas plutôt le banc d’Eugène que le banc de l’amitié ? En plus Cyprien n’accepte plus jamais que je joue avec les garçons de la classe. Pour l’instant, j’ai l’impression que c’est encore pire qu’avant que je m’installe sur ce banc. »

Comment des adultes sensés ont-ils pu valider une telle aberration ?

Comment ont-ils pu imaginer une seconde qu’un enfant isolé, ostracisé, rejeté, allait être à nouveau apprécié par ses pairs en s’installant sur un banc qui, précisément, met en lumière sa vulnérabilité et ses difficultés relationnelles ?

Comment n’ont-ils pas senti qu’au contraire, sa présence sur ce banc allait rendre sa dépendance et son impuissance plus visibles aux yeux des autres qui, d’après tous les témoignages que nous recueillons en séance, s’en détourneraient davantage ?

Comment n’ont-ils pas pu constater à quel point ce « dispositif » aggravait la situation et donc la souffrance d’une minorité de ces enfants rejetés qui vont s’y installer car ils font confiance à l’adulte, et à quel point il est superbement ignoré par la grande majorité des autres, qui sent bien confusément, que ce banc est dangereux, comme ils le disent si souvent dans le creux de nos cabinets ?

Comment peut-on aborder ce problème d’isolement, d’ostracisme et donc de souffrance en milieu scolaire, qui revêt toutes les caractéristiques d’un enjeu de santé publique avec aussi peu d’étayage, aussi peu de rigueur universitaire ou clinique, alors même que des études sérieuses existent, qui, s’appuyant sur des prémisses rigoureuses, comme celle de l’École de Palo Alto, décortiquent utilement le phénomène ?[1]

Est-ce parce que ce sont des enfants qu’il est traité avec une espèce d’infantilisme confinant parfois à la niaiserie ?

Il est grand temps que l’on s’empare institutionnellement de ce sujet avec le sérieux et la rigueur qu’il requiert et que l’on quitte les bons sentiments dont l’enfer est pavé pour offrir un vrai soutien aux enfants en souffrance relationnelle dans la cour de l’école.

Comme Eugène nous l’a demandé, nous l’avons aidé à puiser dans ses propres ressources pour prendre sa place dans la cour de récréation, plutôt que d’attendre vainement que ses congénères et notamment Cyprien deviennent gentils avec lui. Il va bien.

Il nous a dit : « les cœurs, sur le banc, c’est que de la peinture. »

Bien vu, Eugène.


[1]Il faut faire évoluer nos stratégies de lutte contre le harcèlement scolaire https://www.slate.fr/source/208178/raphael-hoch ; Etayer les enfants vulnérabilisés par le harcèlement entre pairs en milieu scolaire https://journals.openedition.org/rechercheseducations/3743 ; https://theconversation.com/comment-des-situations-de-harcelement-scolaire-peuvent-elles-echapper-si-longtemps-a-la-vigilance-des-adultes-170389

Emmanuelle PIQUET