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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Debout sur un tabouret (ou comment sortir de la dysorthographie).

En janvier 2021, Emmanuelle Piquet et Alessandro Elia ont fait paraître Nos Enfants sous microscope, (éditions Payot), ouvrage qui souligne l’abondance récente de diagnostics médicaux posés sur des enfants qui ne répondent pas pleinement, pas suffisamment ou pas à temps aux attendus de l’école. Il ne s’agit pas du tout de nier que certains élèves éprouvent des déficits transitoires ou plus pérennes qui les empêchent de progresser à l’allure demandée. Il est bien question de s’intéresser à la construction de cette réalité, dans la vision de leurs éducateurs, parents et enseignants, et des scrutateurs de l’école d’où qu’ils parlent. Le propos des auteurs est avant tout de proposer une autre manière de « faire avec » une difficulté d’apprentissage tenace ou un comportement considéré comme trop peu sociable et de montrer que procéder « autrement » avec le jeune diagnostiqué est possible. Cela suppose qu’on opère un changement radical, lequel permettra d’annihiler  la sentence définitive et de décoller  l’étiquette encombrante de « handicapé » de l’école, qui fatalement a des répercussions sur la vie d’adulte de qui l’a reçue. Un virage à 180 degrés de cette nature a été vécu par Olivier, psychopraticien de l’équipe A 180 degrés /Chagrin scolaire, qui est dyslexique du plus loin qu’il s’en souvienne.

Parents et enseignants s’en sont aperçus très tôt, dès le début de l’école élémentaire. Au CE1, Olivier se souvient qu’aucun mot ne sortait dans l’ordre, ni en lisant ni en écrivant. Une de ses tantes lui ayant conseillé de former les mots mentalement, la lecture muette était moins difficile. Mais réussir cet exercice ne suffit pas pour être considéré comme un élève sachant bien lire, surtout quand l’orthographe demeure une terra incognita.

Un calvaire gratuit et obligatoire.

On imagine sans peine que chaque interrogation en classe était redoutée, et le mot est bien faible. Des décennies plus tard, le quadragénaire se souvient encore de l’immense peur de se faire disputer qui le submergea, petit garçon, le jour où il fut envoyé au tableau pour une dictée.  Olivier raconte que c’est la seule fois où il n’a fait qu’une seule faute : à « dictée », justement, l’unique mot qu’il avait pu écrire sur l’envers du panneau qui cachait son travail au reste de la classe. Après avoir tracé le nom de son supplice, incapable de faire quoi que ce soit de plus ni quoi que ce soit d’autre, il était resté figé tout au long de la dictée, dans une détresse magistrale qui lui fit faire pipi dans sa culotte, là, sur l’estrade.

Quand on est mauvais dans une matière et que ce n’est pas un choix, y a-t-il pire que de  passer au tableau ? Oui, certainement. Un enseignant d’Olivier avait pour habitude d’interroger ses élèves tour à tour, en respectant l’ordre alphabétique. Chacun s’y préparait. On en avait fini avec les patronymes débutant par « R » et vint le jour  tant redouté : Olivier était sûr de ne pas y couper. Or, de façon totalement inattendue, le professeur sauta le tour du jeune Saliou. Ce traitement particulier ne parut pas une faveur à l’élève, qui fort logiquement, compris qu’il n’était pas digne d’être interrogé, mais considéré comme définitivement « nul ». Nul comme l’était cette moyenne en orthographe, connue d’avance, car il semblait, en quelque sorte abonné au zéro sur vingt, même si chacun s’accordait à reconnaître la différence qu’il y a entre un zéro à soixante-douze fautes et un zéro qui n’est dû qu’à trente-quatre erreurs (« une semi-victoire ! » clame encore aujourd’hui Olivier). Le reste du tableau était à l’avantage d’Oliver, élève consciencieux  et performant dans l’ensemble des autres disciplines scolaires. Ainsi, tout au long de sa scolarité, donc au bas mot pendant dix ans, Olivier et ses parents (qui avaient accepté avec un certain fatalisme le fait que « Olivier et l’orthographe, ce n’est pas ça, mais on ne peut rien y faire ») purent lire et relire, et entendre encore le sempiternel diagnostic des enseignants. Toutes les annotations tournaient autour de ça : « Olivier est un élève intéressé, intéressant, assidu, mais quelle orthographe déplorable… »

On lui fit prendre des cours de français supplémentaires. On lui conseilla de lire plus… ce qu’Olivier faisait déjà beaucoup, prouvant que la lecture n’est pas certainement un rempart contre la dysorthographie, contrairement à une idée commune. En effet, paradoxalement (ou pas), le jeune Olivier aimait les livres, et tout particulièrement deux d’entre eux : « le Petit Larousse illustré » et l’encyclopédie « Le Quid », qu’il adorait consulter. En fin observateur, il remarqua dans le dictionnaire, qu’après certains mots, il y avait des annotations, de prime abord sibyllines : (lat.) ou (gr.). Renseignement pris, l’astucieux jeune garçon se dit qu’apprendre une langue ancienne  pour connaître l’origine des mots et leur histoire serait  une bonne manière de les apprivoiser. Olivier pensait pouvoir ainsi accéder à quelque chose d’inabordable jusqu’alors, aussi formula-t-il le souhait de prendre comme matière optionnelle le latin. Pour toute réponse, le professeur avait ri.

Le parcours du combattant

Bien évidemment, la famille encouragée par les enseignants avait cherché comment remédier à cette lacune. Comme beaucoup d’enfants, Olivier bénéficia de séances d’orthophonie. Non : Olivier subit des séances d’orthophonie, dont le seul souvenir, plutôt cotonneux, est celui d’un couloir baigné de lumière. Que passait-il durant ces séances ? Il ne sait pas, ne se souvient de rien. A-t-il appris quelque chose ? des mots ? des techniques ? Peut-être. Ou pas. Cela dura des années, et la seule lueur qui demeure est ce halo aveuglant qui recouvre tout. Il semble que c’est cette spécialiste qui préconisa qu’Olivier fasse « des choses artistiques ». On fit prendre au garçon des cours de dessin, qui lui plaisaient bien. Mais les arts plastiques n’étaient pas sa voie.

Olivier ne se souvient pas d’avoir jamais eu de vocation professionnelle, même si tout petit, lui qu’on disait « Pierrot-la-lune », voulait devenir « essayeur de matelas ». A la rigueur, il imaginait quelque chose comme une carrière de garde-forestier, pour être dans la forêt, plus par défaut que par choix. Alors de  fil en aiguille, il a suivi une filière technique, apprenant l’électronique. Après un BTS, Olivier fit son service militaire et c’est dans les couloirs de la caserne qu’il repéra une affiche annonçant un concours pour devenir personnel civil de l’armée. Aussitôt, il prépara l’épreuve, quand et partout où il le pouvait, avec l’aval de l’officier, qui lui disait : « Vous pouvez rester dans le shelter, pour réviser vos maths ». Olivier  eut son concours, suffisamment bien placé pour choisir son affectation car, explique-t-il modestement, et les plus littéraires d’entre nous lui ferons confiance, « peu de gens avaient compris que la tangente, c’est le sinus sur le cosinus. » Et c’est ainsi qu’Olivier entra au ministère de la Défense.

« Plus jamais ça », mais que faire d’autre quand on a tout essayé ?

Il serait légitime de considérer cette étape comme une « réussite scolaire ». Pourtant, le nouveau lauréat ne l’a pas vécu comme tel. Non pas par manque d’habitude : déjà, au collège, il recueillait des 21/20 en biologie de la part d’un enseignant qui disait face aux copies d’Olivier « ne pas en attendre autant ». L’homme était marié à une professeure de français, exigeante et stricte, mais qui voyait à quel point cet élève peinait dans sa matière. S’il demeurait en elle un léger et résiduel soupçon d’avoir à faire à un élève sinon paresseux du moins peu travailleur, soupçon toujours latent quand un élève ne réussit pas, il s’effaça définitivement quand le couple découvrit le jeune homme secondant ses parents commerçants au marché de Noël. Cette enseignante aurait vraiment voulu aider son élève, mais, elle ne savait comment s’y prendre, ainsi qu’elle le confia à Olivier, quelques années plus tard. En réponse, il lui offrit le livre d’Anne-Marie Gaignard, Rien n’est foutu – Les fautes d’orthographe ne sont pas une fatalité[1],  un recueil de témoignages de dyslexiques, dont celui d’Olivier. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Après le ministère, Olivier a travaillé pour des grandes entreprises  industrielles et de télécommunication. Il est devenu informaticien et, à ce titre, était en lien avec tous les services. Or, quand  il faut écrire un courriel à toute la France, et qu’il est truffé de trente-cinq fautes, votre chef de service vient vous dire que désormais, vous n’enverrez plus aucun message et que tout passera par lui. Vous avez 35 ans, et vous vous dites : « Plus jamais ça ». Et vous dites à votre supérieur qui est d’accord avec vous : « Il faut qu’on trouve des solutions ». Mais, le chef n’ayant pas plus d’idée ni de piste que quiconque l’a précédé dans la vie orthographique d’Olivier, on n’en parla plus.

Le jeune homme entra à  l’EM-Lyon Business School pour un mastère en management.  Ce qui prouve qu’il n’était pas dégoûté des études. Pour valider ce diplôme, il est demandé de fournir un mémoire. Or, si tout son essai était parfaitement composé et argumenté « dans sa tête », il demeurait  impossible à Olivier de le retranscrire. Par hasard, il aperçut un jour à la télé, quelques images d’une interview d’Anne-Marie Gaignard expliquant qu’elle proposait des remédiations pour ceux qui sont « nuls en orthographe » ; elle parlait de son livre qu’Olivier acheta aussitôt. Il le lut avec une émotion renouvelée à chaque page : là se disait son histoire. Il s’inscrivit à une remédiation. Le formateur qui l’accueillit, Laurent Arnaud, estima qu’il aurait besoin de trois jours. Deux suffirent.

Deux rois et quelques dollars de plus, pour un 180 degrés

Pour Olivier, fin psychopraticien, c’est bien un 180 degrés qu’on lui fit faire en l’encourageant à écrire les choses comme elles viennent, et non plus en tentant de maîtriser des règles nombreuses et surtout rebelles ; en lui prescrivant de bien vouloir se tromper : « Tu vas faire des fautes et c’est bien car on va pouvoir les corriger », entendit-il. La méthode met en œuvre des moyens pédagogiques  qui tiennent compte des compétences que la personne en remédiation met  principalement en œuvre, et dont on définit si elles sont visuelles, auditives ou kinesthésiques. Olivier dut se placer debout sur  un tabouret, « comme [s’il était] dans la phrase ». On lui apprit qu’une phrase commençant par une majuscule et se terminant par un point, « quand tu as posé le point, tu enclenches une marche arrière et tu relis à l’envers, mot par mot ». À chaque mot, on lui fit chercher les finales, car ce sont les mots se terminant par  -é, -u, ou -i qui sont difficiles. Pour chaque phrase au passé simple, on lui fit trouver ensuite le « roi Être » et le « roi Avoir », (« qui est bien plus sympa que les autres et s’accorde avec tout le monde »). Olivier découvrit qu’en orthographe, il faut payer des taxes en -e…Euros ou en « -s » comme le $ de dollars. On apprend ainsi qu’en français écrit, il y a donc des taxes à payer (des accords), des murs à franchir (pour délimiter les propositions) et des « bombes à qui »…

Anne-Marie Gaignard est allée rechercher toutes ses propres fautes dans ses dictées d’enfant en partant du principe qu’il fallait d’abord passer au tamis les erreurs pour traiter d’abord les plus nombreuses, qui sont souvent des fautes d’accord. Tout est imagé. Depuis, les repères et outils qui furent proposés à Olivier sont tellement ancrés en lui qu’il vous les raconte comme vous venez de le lire : à toute allure et comme si vous étiez familier de cet univers qui, certes, n’est pas si nouveau : ce n’est qu’une autre manière de faire.  Mais elle est radicalement différente et donne un sens aux contre-exemples, aux règles complexes.

Ensuite, souligne Olivier, « il faut s’entraîner. Et ça en vaut la peine, car chaque fois, on peut se dire : « J’ai l’opportunité de m’en sortir ». Ce qui change, c’est tout le rapport à l’écrit, qui devient un jeu. » Ce qui change, c’est plus encore.

Affronter pour garder toute sa subtilité

Cette dysorthographie, que l’on nommait encore dyslexie dans l’enfance d’Olivier, mène, remarque-t-il, à développer d’autres compétences et à employer des stratagèmes, notamment tout ceux qui permettent de développer le contact humain. « Pour ne pas avoir à écrire, on  organise  des réunions, on délègue les comptes-rendus. Aux mots plein de chausse-trapes, on préfère les  jolis dessins qu’on trace sur les cartes postales et les livres d’or. On devient de plus en plus sûr de soi à l’oral, mais à l’écrit, on en vient à choisir les mots les moins « dangereux », jusqu’à ne plus exprimer les choses aussi finement qu’on le souhaite. Cette stratégie d’évitement  enlève de la nuance, et finalement dévoie un peu le sens des propos que l’on veut tenir. » Aujourd’hui, Olivier n’a rien perdu de ses qualités relationnelles et de sa souplesse intellectuelle, comme peuvent en témoigner ses patients et ses collègues dont nous sommes. Avant d’avoir cet échange sur son parcours, nous aurions bien parié qu’à l’école, il avait été bon en dictée : il est l’un de ceux, parmi nous, qui font le moins de fautes d’orthographe. Aussi, allons-nous de ce pas lui soumettre notre copie, qu’il relira sans doute à l’envers, si ce n’est debout sur un tabouret. Même plus peur.


[1]  Publié par les éditions Le Robert (Paris), comme tous les ouvrages d’Anne-Marie GAIGNARD, parmi lesquels Olivier conseille aussi La Revanche des nuls en orthographe (qui l’avait tant ému) et pour les plus jeunes, la série des « Hugo », dont Hugo et les rois