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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Pourquoi nous sommes plus que dubitatifs sur le bien-fondé de la création d’un délit spécifique pour les faits de harcèlement en milieu scolaire.

Ou quand la répression parfois, encourage; ou quand l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions; ou encore, quand la menace de sanction présente le risque d’invisibiliser les faits.

En janvier 1919, est ratifié le XVIIIème amendement qui introduira la période dite de la Prohibition pendant laquelle toute consommation d’alcool sera interdite dans l’ensemble des Etats-Unis d’Amérique. Il a été porté par les prohibitionnistes qui font partie alors du courant progressiste et veulent combattre l’ivrognerie, lutter contre les injustices sociales et la corruption politique. Qui veulent rendre l’Amérique plus morale, en somme. Tout comme nos députés, aujourd’hui, avec sans aucun doute une immense bonne foi, veulent, eux, rendre l’école française plus morale.

Aux Etats-Unis, à la suite de cette ratification, au début des années 20, tout un réseau clandestin de distillation et de vente d’alcool se met en place et avec lui, une explosion de la corruption et de la criminalité. « Gangsters et bootleggers (contrebandiers d’alcool) profitent de l’aubaine pour tirer les plus gros profits d’un trafic dangereux, mais prospère. Face à la loi, ils imposent leurs méthodes, qui reposent sur la combine et la violence».[1]

En 1933, constatant son échec retentissant sur tous les points, Roosevelt fait ratifier le XXIème amendement qui annulera le XVIIIème.

Des policiers de Détroit interceptent une cargaison d’alcool illégale en provenance de Windsor, au Canada.
PHOTO : ARCHIVES DE WALKERVILLE PUBLISHING / COURTOISIE DE DETROIT NEWS

Depuis une petite dizaine d’années, nous sommes très frappés par l’invisibilité grandissante des faits de harcèlement au sein des écoles primaires et des collèges et conséquemment par le fait qu’ils échappent de plus en plus au regard des adultes, parents comme équipes éducatives. Comme nous le relatent les quelque 500 enfants harcelés que nous accompagnons tous les ans, tout se passe de plus en plus fréquemment dans le brouhaha des débuts et fin de classe ; dans les interstices des files devant les salles ; dans l’agitation des repas au réfectoire et dans les zones grises que comporte tout établissement : ces zones où le regard de l’adulte ne va que rarement et qui nous évoquent ces fameuses distilleries clandestines de la Prohibition. Comme le dit Sandra Baudin, remarquable Conseillère Principale d’Education et auteure du blog « la pt’ite cuisine de la CPE :  « je défie quiconque de sanctionner une ombre ».

Car évidemment, les élèves et notamment parmi eux, ceux qui harcèlent, ont parfaitement compris que le sujet du harcèlement entre pairs était vivement -et c’est heureux- condamné par la communauté adulte. Plus condamné, bien plus, qu’il y a une dizaine d’années, où l’on ne parlait encore, avec une absence de compassion confondante, que de chamailleries entre enfants. Et cette libération de la parole, essentielle, a eu bien des vertus, dont celle de condamner unanimement cette pratique à la fois courante et cruelle.

Mais elle a aussi, c’est bien logique, rendu les harceleurs plus créatifs, plus subreptices, plus indirects. C’est désormais par voie souterraine que le harcèlement se déploie, pour échapper à la moralisation, pour échapper, surtout, à la sanction. Il faut être admirablement observateur aujourd’hui pour distinguer les faits de harcèlement des insultes « amicales » que cette génération a pour habitude de s’envoyer joyeusement au visage en arguant du fait que « c’est pour rire ». Et diablement convaincant pour faire parler un enfant dont on a le sentiment qu’il ne va pas bien dans ses relations avec les autres et qui répond invariablement avec un air triste « laisse-moi tranquille, tout va bien, je te dis ». Ce nouveau délit risque paradoxalement de renforcer encore cette terrible omerta que nous avons d’ores et déjà du mal à briser. Omerta à laquelle contribueront les harceleurs qui mettront tout en œuvre pour ne pas être repérés mais qui ne renonceront pas pour autant au pouvoir que le fait de harceler leur procure ; à laquelle contribueront les enfants harcelés qui auront encore plus peur des représailles car les harceleurs n’en seront vraisemblablement que plus menaçants. Nos députés prennent donc le risque d’alimenter le cercle vicieux qu’ils souhaitent pourtant briser.

Par ailleurs, ce qui est invisibilisé est par nature très difficilement constituable. Les enfants les plus malheureux que nous avons reçus étaient convaincus que leurs harceleurs allaient être sanctionnés et qu’eux se sentiraient mieux après. Lorsque on les informe qu’aucune suite ne sera donnée à la plainte, parce que les preuves manquent, parce que personne n’était témoin, parce que c’est parole contre parole, comme cela se passe très fréquemment et de plus en plus, alors leur douleur est immense, leur sentiment d’injustice plus vif encore. Et le harceleur n’a fait aucun apprentissage qui puisse le faire changer. Cette nouvelle loi présente le risque de multiplier ce type de déconvenues génératrices de souffrances supplémentaires.

Une invisibilité grandissante, et donc des faits encore plus difficilement constituables, voilà le sens dans lequel va la création de ce nouveau délit spécifique, alors même qu’il vise précisément l’inverse.


[1] André KASPI, « PROHIBITION (1919-1933) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 5 décembre 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/prohibition/