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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Une souffrance logique mais non pathologique : l’éco-dépression

L’ÉCO-ANXIÉTÉ

Selon un rapport de la Fondation Jean-Jaurès, un seul article de presse écrite emploie le mot « éco-anxiété » en 2018. L’année suivante, il y en aurait eu 108 et presque 150 en 2021. Cette courbe est exponentielle, mais le sujet est-il traité à la hauteur du nombre de personnes qui se disent exo-anxieuses ? Selon une  étude publiée The Lancet  ayant interrogé 10 000 jeunes (16 à 25 ans) de 10 pays : « Plus de 45 % ont déclaré que leurs sentiments à l’égard du changement climatique affectaient négativement leur vie quotidienne et leur fonctionnement, et beaucoup ont signalé un nombre élevé de pensées négatives à propos du changement climatique. »     

Ce mot-valise, dans lequel on entend l’angoisse de certains (plutôt de jeunes citoyens) face au dérèglement climatique, recouvre ce que Greta Thunberg a crié aux dirigeants mondiaux au sommet de Davos en 2019 : « Je veux que vous ressentiez la peur que j’éprouve chaque jour », en espérant que ces appels à une prise de conscience déboucheraient ensuite sur des actions : «  I want you to panic. I want you to act » avait ajouté l’écologiste à la même tribune.

La principale réponse faite à ces messages a été, jusqu’à fort récemment, une incitation aux soins, lesquels ne laissent pas d’étonner dans certains cas. Ainsi France Info, en novembre 2011, rapportait, dans un paragraphe titré « Une bouffée de nature pour calmer ses angoisses », les conseils d’une psychiatre qui préconise « une bonne hygiène de vie, un meilleur sommeil, une meilleure alimentation, la relaxation, de l’exercice physique, aussi en s’immergeant, en se promenant dans la nature », en expliquant :   » même un arbre qu’on voit par sa fenêtre, cela a un impact positif sur notre physiologie, sur notre état de stress, sur notre fréquence cardiaque, notre fréquence respiratoire, sur les hormones de stress. Il existe plein d’études là-dessus. »

On peut déduire deux choses de ce conseil qui se veut lénifiant : il est admis par la doxa que le ressenti puissant d’une émotion négative est potentiellement un indicateur de pathologie psychiatrique. Il faudrait par conséquent abaisser la peur ressentie, ce qui est sans doute important lorsqu’elle est submergeante mais aussi fort dangereux si cela revient à annihiler une émotion processive dont le rôle est de nous protéger. En effet, si « la peur n’évite pas le danger », elle a pour mission de le signaler et de nous préparer à réagir physiologiquement. Il y a aussi « plein d’études là-dessus ». Étouffer sa peur nous rend moins vigilant, moins à même de nous prémunir ou de nous écarter ou contrecarrer le danger.

Ce n’est pas ce que souhaitent les personnes préoccupées par la dégradation de l’environnement, ni Greta Thunberg (« I want you to act ! ») ni d’autres dont les voix s’élèvent pour souligner l’erreur épistémologique qui préside à cette lecture, dont celle de la doctorante en sociologie, Léna Silberzahn[1],  : « Cette démarche peut nous conduire à accepter la dévastation du monde. […] On développe une approche thérapeutique dans le but de soigner les individus alors que c’est le système qui est malade ».

Ce ressenti est sous-jacent dans la description que les patients qui consultent pour une « éco-anxiété » font de leur souffrance. D’ailleurs, s’agit-il de peur ? Le mot éco-anxiété est-il le plus juste pour décrire ce que vivent ces personnes ?

Voici ce que dit à ce sujet Magalie Deloye, psychopraticienne dans les centres À 180 degrés, passionnée par le sujet et qui a reçu des personnes dites éco-anxieuses en consultation.

L’ÉCO-DÉPRESSION 

Magalie Deloye : Le mot « éco anxiété » n’est pas assez large, à mon avis. Les patients que j’ai rencontrés au cabinet n’ont pas seulement peur que ça arrive, certains se disent plutôt que c’est inévitable, mais ils sont tristes de ce fait. Leur tristesse est aggravée parce le fait qu’ils constatent que leur message n’est pas entendu. Pour eux, comme dans le film Don’t look up[2], tout le monde sait ce qui va se produire mais personne ne fait rien, prend cela un peu à la légère et n’adapte pas sa façon de vivre. On pourrait, dans leur cas, parler « d’éco dépression ».

MMC : Est-ce une préoccupation générationnelle ?

MD : Oui, je pense. En tout cas, ceux qui viennent en consultation ont 25 à 35 ans. C’est aussi le cas de ceux que je rencontre dans d’autres contextes et qui disent ne pas vouloir d’enfant, qui sont végétariens, végans, qui refusent d’avoir une voiture. Les générations plus âgées changent moins. Leur mode de vie est peut-être trop installé… je ne sais pas.

Je pense en particulier à un jeune père de famille qui avait l’impression d’être le seul à faire des choses, ce qui le rendait triste et en colère contre le système. Il était tout autant en colère contre un automobiliste qui laissait son moteur tourner, contre ses collègues qui ne fermaient pas les robinets, contre le système politique qui continuait à ne rien (ou si peu) changer, selon lui. Mais en adorable jeune papa qu’il était, il maltraitait ses émotions en tentant de les étouffer pour ne pas les faire ressentir à ses enfants. Il se disait même qu’il ne devait pas ressentir ce qu’il ressentait. Il s’étiquetait lui-même dépressif, prenait un traitement médicamenteux. Il me disait être souvent submergé par de monstrueuses vagues de tristesse.

Ses tentatives de régulation consistaient principalement à se dire : « Il ne faut pas que je me laisse aller. Les enfants ne doivent pas ressentir cette ambiance pesante, je dois leur apprendre que la vie est belle (même si je ne le pense pas vraiment). » Et c’est précisément parce qu’il s’empêchait de ressentir cette vague de tristesse qu’elle devenait de plus en plus forte et manifeste, provoquant ainsi l’exact inverse de ce qu’il souhaitait pour préserver ses enfants, en l’occurrence ne pas manifester son émotion.

Sa problématique, au sens de Palo Alto était donc de s’exhorter à ne pas ressentir sa tristesse. Ses actions (conduire une voiture électrique, manger végétarien, ne plus prendre l’avion, rouler à vélo…) lui permettaient de se sentir moins mal parce qu’ainsi, il agissait en adéquation avec ses valeurs et sa vision de la situation.

« SOUFFRANCE » N’EST PAS « PATHOLOGIE ».

MMC : Est-ce que toutes les actions de ce jeune papa ce ne sont pas des changements de niveau 1 ?

MD : Pas par rapport à sa propre problématique, puisque cela lui permet de faire quelque chose de cette colère et de cette tristesse, et de se sentir moins mal. En revanche, ce qui le déprime, ainsi que de nombreux autres patients dans ce cas, c’est que leurs efforts sont ressentis comme des efforts de petits colibris, ce que sous-entend en quelque sorte la question, et que s’ils sont les seuls, ça ne marchera probablement pas. En même temps, ils ne souhaitent pas renoncer à leurs valeurs, parmi lesquelles il y a celle qui consiste à faire « la part du colibri ». Ces personnes n’oscillent pas entre faire des efforts – car il faut en faire, pour être écologiste : renoncer à sa voiture et prendre les transports en commun, c’est souvent moins confortable – ou continuer à surconsommer. Leur choix est fait, ils ne songent pas à revenir en arrière mais ils se disent très tristes d’avoir l’impression de faire si peu et d’être si peu nombreux à le faire. Cela peut générer beaucoup de souffrance. Ils tentent de réduire de façon drastique leur impact carbone en faisant des efforts considérables et sont beaucoup observés, parfois traités de dingues et considérés comme alarmistes ; on leur dit qu’ils sont éco-anxieux. On essaie de leur coller une étiquette selon laquelle ce sont eux qui sont problématiques dans la société, on est en train de les pathologiser. Or, ce n’est pas parce qu’il y a de la souffrance qu’il y a une pathologie. C’est comme un chagrin d’amour, ça peut créer énormément de souffrance mais ce n’est pas une maladie.

L’ÉCO-DÉPRESSION EST-ELLE UN SUJET, UN PROBLÈME AU SENS DE L’ÉCOLE DE PALO ALTO ?

MD : Puisque ces patients ressentent de la tristesse, du point de vue de Palo Alto, la question est : « Que font-ils de cette tristesse ? » Quand il y a un combat entre eux et cette tristesse ou entre eux et leurs peurs, il y a un problème du point de vue du modèle, c’est par exemple le cas du patient dont nous parlions à l’instant. Mais il n’y a pas autant de patients que ça qui viennent avec cette problématique. Je pense en revanche qu’on essaie de pathologiser ces gens, avec le risque que « l’éco dépression » et « l’éco anxiété » se retrouvent dans le DSM-5[3] d’ici quelques années. Ces patients souffrent d’être jugés précisément parce qu’ils opèrent ce changement. C’est pour eux une double peine, car ils estiment que c’est le monde qui est « malade », pas eux.  

Ils sont aussi très durement touchés quand ils essaient de convaincre les autres de les rejoindre dans leurs efforts, et qu’ils ne reçoivent en retour que des réactions qui les blessent.  Mais comme me disait mon patient : « Je saoule tout le monde avec ça, j’en ai bien conscience et on me le reproche souvent, mais j’ai réussi à convaincre mon voisin d’acheter une voiture électrique, et ça c’était une chouette victoire ».

Il y a là deux visions du monde qui s’opposent. Pour les écologistes qui essaient de minimiser leur impact carbone dans le but de freiner le réchauffement climatique, répondre au besoin d’électricité par l’installation d’éoliennes en grand nombre, comme le préconisent d’autres groupes, est une tentative de solution inopérante alors que consommer moins d’énergie et aller vers une décroissance est un changement systémique, un 180 degrés qu’ils ont le sentiment d’opérer. 

Cette confrontation est douloureuse, tant chacun est sincèrement convaincu que sa lecture de la situation est la bonne.  Il n’y a pas beaucoup de patients qui viennent avec cette problématique, mais les éco-dépressifs que je reçois ont donc de bonnes raisons de ressentir la tristesse qu’ils ressentent !


[1] https://reporterre.net/Ecoanxiete-On-veut-soigner-les-individus-mais-c-est-le-systeme-qui-est-malade

[2] Le film d’Adam McKay, Don’t look up : déni cosmique, est sorti en 2021.

[3] DSM-5 : cinquième édition (et la plus récente à ce jour) du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques (en anglais Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) de l’Association américaine de psychiatrie, parue en février 2015.

Muriel MARTIN-CHABERT et Magalie DELOYE