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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Saint-Valentin et injonction paradoxale

14 février, 20h. Benoît a mis les petits plats dans les grands, et un dîner aux chandelles plus que romantique attend son mari sur la véranda. Il compte bien le surprendre. La soirée se passe bien, mais, alors qu’il revient avec le dessert, son valentin lui dit : « C’est dommage de devoir attendre la Saint-Valentin pour passer des moments comme ça. »

Ni une ni deux, Benoît prévoit, le 3 mars, date prise au hasard, de l’inviter au restaurant pour une soirée en amoureux. Avant même d’arriver au restaurant, son mari lui dit avec un sourire, qu’il perçoit légèrement déçu : « C’est dommage qu’il faille que je te le demande. Ce qui serait vraiment romantique, c’est que tu y penses sans que je te le demande»

Cette anecdote illustre à la perfection ce que les thérapeutes brefs appellent les « injonctions paradoxales », ces « ordres » (qui n’en sont pas forcément au sens stricte du terme, mais selon l’épistémologie du modèle de Palo Alto, toute communication est un ordre) qui, que l’on y obéisse ou pas, font que ce n’est jamais satisfaisant. Dans le couple, l’injonction paradoxale la plus courante est « prends des initiatives ». Si l’on n’y obéit pas, on ne prend pas d’initiative, si l’on y obéit, on ne l’est pas non plus puisqu’on a obéi, on n’a donc pas vraiment pris l’initiative.

« Sois naturel, dit le photographe, non pas comme ça. »

Une mère offre à son fils deux cravates. Une rouge et une bleue. Le lendemain, pour lui faire plaisir, il en met une, au hasard, la rouge, et va rejoindre sa famille. En le voyant arriver, la mère dit : « Je savais que tu n’aimais pas la bleue. » L’injonction paradoxale nous met dans cette situation extrêmement inconfortable où quoi que l’on fasse, on est perdant. Si cet homme avait mis la cravate bleue, il aurait eu droit à la même réflexion, et s’il n’en avait mis aucune n’en parlons pas. La seule chose qui lui restait à faire était donc de mettre les deux cravates en même temps. Mais on l’aurait pris un fou.

Ces exemples peuvent prêter à sourire, même si l’on se doute que les personnes qui subissent ces injonctions paradoxales en souffrent. Mais ils concernent des adultes, qui, sans doute avec un peu d’aide (parce qu’il est difficile de se sortir soi-même d’une telle situation, comme le baron de Munchhausen, tombé dans un étang, qui aurait réussi à s’en sortir (avec son cheval) en se tirant lui-même par les cheveux), pourraient lever ces injonctions en métacommuniquant (en communiquant au sujet de la communication). « Chéri, j’ai l’impression que quoi que je fasse ça ne va pas, ça me fait de la peine. J’ai donc décidé de ne plus prendre aucune initiative romantique, je crois que tu es plus doué que moi pour ça», « Maman, tu as vu, j’ai mis les deux cravates en même temps pour te prouver que je les aime autant que je t’aime. »

Ces injonctions paradoxales, émises dans des contextes où il n’est pas possible de métacommuniquer, sont beaucoup plus complexes à lever. Pour les différencier, nous parlons ici de « double-contrainte ». La personne se trouve prise dans un étau, où, quoiqu’elle fasse, elle est perdante, voire même, n’a aucune possibilité de réagir puisque les deux ordres annulent toute possibilité d’action et qu’il est impossible de parler du paradoxe de l’injonction à celui qui l’émet. Il arrive ainsi que des enfants soient pris dans des doubles contraintes, ce qui peut être extrêmement douloureux.

Un père ne supporte pas que son fils fasse du bruit. Dès qu’il joue dans le salon, que ce soit en sautant sur le canapé ou avec ses figurines, son père se met dans une colère folle et l’envoie dans sa chambre avec une fessée. Il fait donc l’apprentissage que quand il fait du bruit, il est puni. Mais, plusieurs jours plus tard, quand il joue sans un bruit dans le salon, et que quand son père passe, il fait en sorte de faire encore moins de bruit, ce dernier lui crie « Ça va avec ta tête de martyre, arrête de faire comme si tu étais maltraité ! », et l’envoie dans sa chambre avec une fessée. Quel apprentissage fait-il ? Quoiqu’il fasse il se fait punir. Il n’a aucun moyen d’éviter la punition.

Autre exemple, une mère qui, malgré tous ses efforts, n’aime pas trop son enfant, ou plutôt de loin. Mais il est socialement assez peu acceptable de ne pas aimer son enfant, et elle fait donc tout pour que cela ne se voit pas. Quand elle dépose son fils quelque part, elle lui tend donc les bras en lui disant « Viens me faire un câlin ». Si son langage verbal envoie à l’enfant « Je veux que tu me fasses un câlin »,  son corps tendu et son visage crispé lui envoie « Ne me fais pas de câlin ». L’enfant reçoit donc deux ordres contradictoires, ne sait pas quoi faire, et tire les cheveux de sa mère.

Gregory Bateson, brillant anthropologue à l’origine de l’Ecole de Palo Alto et des prémisses de la Thérapie brève et stratégique, avait étudié des familles dont l’enfant était diagnostiqué schizophrène, et avait publié un article qui avait fait grand bruit à l’époque, « Vers une théorie de la schizophrénie », qui étudiait les liens entre les doubles contraintes imposées au sein de certaines familles et le comportement délirant des enfants concernés.

De là à dire que les dîners aux chandelles rendent schizophrène, il n’y a qu’un pas, que je ne franchirai pas. En tout cas, pas pour l’instant.

Amélie Devaux