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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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De l’interdiction improductive des écrans

Comme l’écrit Julien RABACHOU au sujet de la généralisation du numérique[1], « chaque bouleversement technique engendre peurs et fantasmes ». Cette peur se tapit en chaque éducateur – parents, enseignants –, et ne manque pas d’émerger comme explication universelle dès que l’enfant dérive de la voie que les adultes ont tracée pour lui. Si les notes baissent, on en déduira que l’élève est trop souvent sur ses écrans et ce n’est pas considéré comme le meilleur moyen pour progresser et bien « s’orienter ».  S’il est agressif ou querelleur, ce sera imputé aux interminables parties de jeux en ligne ; si l’adolescent semble indolent, on mettra cette fatigue sur le compte d’un usage immodéré du téléphone portable ; lorsque tout enthousiasme pour les activités proposées par les adultes disparaît au profit d’un repli sur les réseaux sociaux, l’inquiétude pointe quant aux risques encourus : prédateurs sexuels, endoctrinements radicaux, etc.

Cette hypothèse posée, ce qui parait alors logique est d’interdire. On confisque les appareils, on limite les plages horaires, on contrôle les connexions. Les jeunes condamnés sont par conséquent  « blasés » ou « saoulés » – en un mot, fort mécontents – et l’expriment sans ambages ; cependant, les résultats scolaires sont rarement améliorés et les familles peuvent s’alarmer de l’ambiance dégradée qui règne au domicile, quand elles ne sont pas interdites par le paradoxe que pointent leurs enfants : comment répondre aux exigences des profs, qui demandent recherches sur Internet et consultation des cours ou du cahier de textes en ligne, si tout accès au numérique est interdit ? Voilà ce que nous disent les parents qui viennent consulter dans les centres A 180 degrésChagrin scolaire,  parents qui ne savent plus quoi faire, sinon interdire davantage, parce que c’est le seul moyen envisagé pour apaiser la relation avec leurs ados,  aider ceux-ci à acquérir de l’autonomie, leur transmettre goût et curiosité pour l’étude. Et si les familles consultent, c’est bien que cette « solution » ne produit pas l’effet escompté. Car interdire est voué à l’échec. Mathématiquement.

Selon une étude du CREDOC[2], en 2015, 81 % des 12-17 ans disposaient d’un smartphone (ils étaient 22% en 2011), 97% ont accès à un ordinateur à domicile et TOUS ces adolescents interrogés naviguent sur Internet, tous les jours pour 85% d’entre eux. Dans ces chiffres, on compte certainement des jeunes condamnés à la privation.

D’après notre expérience, l’interdiction parentale fait beaucoup pour développer la débrouillardise des enfants. Tel père, fort satisfait du résultat obtenu, nous expliquait que, depuis qu’il avait limité l’accès à internet, son fils allait très souvent jouer dans le jardin. L’adolescent, lui, nous a raconté qu’il lui suffisait, pour récupérer une connexion, de s’adosser au mur du voisin. Ce dernier avait suivi ses conseils et choisi un mot de passe tout personnel et facile à mémoriser (le nom de son chien). Telle maman se félicitait d’avoir caché sa tablette sous son matelas, sans que son enfant ne la découvre. D’ailleurs, le matin même, elle avait vérifié que la housse s’y trouvait toujours… la housse ? …en effet, mais vide, comme elle a pu le constater en rentrant chez elle.

Mieux que les tutos beauté : Comment cacher son téléphone en fonction du cours que l’on suit

Interdire n’est pas efficace pour détourner l’appétent ni pour réguler la consommation et le fait n’est pas nouveau : « l’Enfer » des bibliothèques a beaucoup fait pour le désir de lire et le carré blanc pour la cinéphilie ; les régimes restrictifs rendent volontiers irrésistibles les aliments interdits ; la prohibition a facilité le trafic illicite et la mise à disposition de produits frelatés.

Que l’inquiétude face aux dangers connus ou supposés du numérique submerge parfois exagérément ne signifie pas que cette inquiétude soit infondée. On ne peut nier que la toile mondiale offre le pire et le meilleur, comme la langue d’Esope, comme le terrain vague où jouaient loin du regard des adultes les gamins du début du siècle dernier : on y trouve trésors ou déchets selon ce que l’on regarde, trésors et déchets, selon le point de vue que l’on adopte. Et, comme le dit Alexandre SERRES[3] : «  Malgré la méfiance qui entoure souvent la fiabilité des informations, Internet est en passe de devenir le nouveau régime de vérité, notamment pour les jeunes générations, qui y puisent une large part de leurs informations sur l’actualité et sur le monde. », ce que le spécialiste en Sciences de l’information et de la communication ne manque pas d’inscrire dans une lignée de  sources supposées sûres : « Après le « je l’ai lu dans un livre », représentatif de la graphosphère, puis le « je l’ai vu à la télé », symbole de la vidéosphère, « je l’ai trouvé sur Internet » est devenu le « dicton d’autorité personnelle », selon la formule de Régis Debray, de la cyber-sphère. »

On peut déplorer ou se réjouir que les adolescents passent du temps sur internet sans contrôle. Mais c’est ce qui se produit. Soyons pragmatique et considérons qu’il est plus efficace de les former à l’analyse des textes et des images, à la critique des thèses et opinions qui s’y répandent, pour ce support comme pour les autres, à la maison comme cela se pratique en classe, donc de les former à utiliser cet outil.   Connaître un danger permet de s’en prémunir (comment éviter ce que l’on ne voit pas ?)

A cela s’ajoute le fait que le numérique a fait naître des métiers dont ma grand-mère et la vôtre, quel que soit votre âge, ignoraient tout  dont « veilleur stratégique », « community manager », « hacker éthique » ; ce sont de « bons métiers » qui réclament « disponibilité » – on comprendra une grande capacité à passer du temps sur internet –, bonne connaissance des réseaux, rapidité de réaction, aptitude à écrire brièvement et de manière percutante, maîtrise des médias ou supports. C’est une réserve d’emplois, parfois très bien rémunérés : en 2020, il manquera dans le monde 2 millions de « hackers éthiques », lesquels gagnent à l’heure actuelle 67 000 à 90 000 € brut annuel.  Et une catégorie de métiers qui n’inclue pas encore ceux de demain ou d’après-demain.

mamieinformatique
Le gap générationel, une allégorie.

De quelles compétences prive-t-on les jeunes à qui l’on interdit l’accès à internet ?

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Au moment où j’écrivais le texte qui précède, pour répondre à la sollicitation de la Fondation Jean-Jaurès, qui avait suggéré une réaction de « Chagrin scolaire », je n’avais pas encore reçu le message de Victoria[4].

Cette maman, fort inquiète de l’attitude son fils aîné de 14 ans, avait consulté pour que nous aidions César a rompre avec une manifeste addiction aux écrans. César était de plus en plus irascible et tout échange « normal » avec lui semblait désormais exclu : il parlait « mal » à toute la famille et seuls comptaient les jeux vidéo ; en outre, il était particulièrement agressif envers sa sœur et très peu concerné par son travail scolaire, quelle que soit la matière.

Ses parents, inquiets, avaient mis en place un arsenal de sanctions « pédagogiques », au final parfaitement inefficaces : explications magistrales de la nécessité de ne pas s’enfermer de la sorte, mise en place de plages horaires limitées pour l’accès à Internet (transgressées pendant la nuit) et  dissertation  obligatoire  sur les dangers des jeux violents et les différents moyens de se défaire d’une addiction (pour laquelle César avait fait un visible copier-coller d’article publié dans une encyclopédie en ligne).

La perspective de vacances dans la famille de Madame glaçait celle-ci d’effroi : il faut dire que la tante qui devait les accueillir ne conçoit absolument pas qu’un enfant en vacances ne s’adonne pas à la pêche, la construction de cabanes ou la cueillette de fruits de saison au décours de longues balades en forêt. César-le-renfermé hurlait qu’il préférait fuguer plutôt que d’aller chez cette sorcière obsédée par une nature dont il n’a que faire.

Nous étions donc convenues avec cette maman, d’une part qu’il serait proposé à César de se « gaver » d’Internet, ce pourquoi il aurait librement accès à la tablette de son père et d’autre part, qu’il serait annoncé à la tante qu’une bonne leçon devrait être donné à l’adolescent : on ne lui proposerait aucune des activités partagées en famille, de sorte qu’il mesure de lui-même la perte que cela générait, en terme de communion avec la nature, moments privilégiés avec ses parents de tout degré et de futurs souvenirs d’enfance. Il serait également affirmé à la tante que les parents de César refusait que leur fils ingrat ne gâche le séjour dont eux se réjouissaient (ce qui était parfaitement vrai).

Les parents de César mirent en place ce dont nous étions convenus et ce furent de bonnes vacances : même si la connexion était si mauvaise que César n’a pas pu jouer en ligne, il ne s’est pas énervé. Il a confié au retour qu’il souhaitait poster des vidéos sur Internet mais qu’il avait besoin d’aide pour le montage : ses parents ont accepté et sa sœur est sa première abonnée. Victoria, méfiante quant à la pérennité de l’embellie, avait cependant pris rendez-vous pour que nous fassions un point quelques semaine plus tard ; rendez-vous qu’elle a annulé, comme elle l’explique dans son message :

« Je me permets de revenir vers vous comme convenu lors de notre dernière séance, pour vous dire que tout va bien !

César est à l’aise dans ses baskets, apprends l’anglais en échangeant via des gamers étrangers… c’est énorme. Il bosse ce qu’il faut pour tenir ses notes à l’école et s’éclate en parallèle avec ses potes via Skype et jeux vidéo.

Il a compris le deal, et nous on lui donne de l’air (essentiel pour un pré ado…) Du coup il laisse tranquille sa sœur…

Cercle vertueux, enfin nous t’avons trouvé !

Le papa a acheté une nouvelle console pour jouer avec ses enfants…c’est énorme ! Et ça se passe bien, les enfants jouent tous les 2 ensemble, cela n’arrivait plus, et ils jouent aussi avec leur papa, cela n’arrivait plus non plus …c’est énorme !

Et puis on arrive aussi à faire autre chose ! La console et les jeux vidéo ont fini de nous polluer la vie car on a appris à ne pas se braquer contre, on a appris à s’ouvrir, à accompagner les enfants avec, à s’organiser autour, à apprivoiser tout ça. Elisa arrive plutôt très bien à se positionner vis-à-vis de son grand frère César, qui a compris que sa petite sœur pouvait être chouette parfois […] On arrive même à les laisser seuls tous les 2 pour se faire un resto entre couple.

Une nouvelle vie de famille de partage et de moments chacun pour soi aussi (c’est important), de rires, de sourires, de connivence… bref… tout ce qu’on avait perdu on ne sait même plus pourquoi.  Le changement est énorme.

On garde en nous tout ce que vous nous avez appris. Merci !

En conséquence, le RDV prévu vendredi prochain ne me paraît pas indispensable et je souhaite l’annuler. »

 

Muriel Martin Chabert

[1] https://jean-jaures.org/nos-productions/la-politique-educative-face-au-defi-de-penser-le-numerique

[2] http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/CREDOC-Rapport-enquete-diffusion-TIC-France_CGE-ARCEP_nov2015.pdf

[3] Alexandre SERRES est Maître de conférences en Sciences de l’information et de la Communication à   Rennes-II, dans le Bulletin des  Bibliothèques de France : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2005-06-0038-006

[4] Les prénoms ont été changé.