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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Vice-Versa ou le droit de pleurer

J’emmène toujours mon petit frère voir les derniers Disney au cinéma. Ce sont nos sorties, et ça me donne un bon prétexte pour continuer à aller voir des dessins animés, alors que j’ai passé de loin l’âge où c’est socialement acceptable. Cette semaine là, c’était Vice Versa, l’histoire de Riley, 11 ans, qui du jour au lendemain quitte son Minnesota natal pour San Francisco. Sauf que la plus grande partie de l’histoire a pour personnages principaux les 5 émotions de Riley : Joie, Tristesse, Dégoût, Colère et Peur. La particularité de ce film, c’est qu’il aborde un sujet autrement plus inacceptable socialement qu’un adulte qui regarde des dessins animés : la gestion des émotions. Et même pire : la gestion des émotions des enfants.

Certaines émotions sont plus acceptables que d’autres. Exprimer sa joie est plus correct que sa colère. La colère moins honteux que la tristesse, ou la peur. Chacun, selon l’éducation qu’il a reçu, a ses émotions acceptables, et celles qui le sont moins. Personnellement, je suis souvent joyeuse, ou en colère. Si je pleure, ce n’est pas de la tristesse, c’est de la colère. Si je refuse d’aller quelque part, ce n’est pas de la peur, c’est de la colère. On constate que beaucoup de femmes, elles, acceptent mieux la tristesse et la peur que la colère, émotion plus violente, plus virile dans l’imaginaire commun, largement sexiste.

Un nouveau-né de sexe masculin qui pleure sera en colère, un nouveau-né de sexe féminin qui pleure sera triste. Comment nous, adulte, voyons la différence ? Apparemment nous connaissons mieux les émotions des enfants qui nous entourent qu’eux-mêmes.

« Arrête de pleurer, c’est un caprice », « tu vas pas faire une colère pour ça ? ». Du haut de notre monde de grands, on contemple les petits adultes en devenir en se disant, que vraiment, ils ne savent pas ce qui vaut la peine de se mettre en colère/d’être triste/d’avoir peur. On leur inculque très vite que Joie est la seule qu’on accepte d’entendre (sauf en cas de vrai truc grave, mais ça, c’est nous qui le déterminons).

Et ça donne quoi, quand Joie prend toute la place, en faisant taire les autres émotions ? Ça donne Riley, 11 ans, qui s’interdit de pleurer alors qu’elle quitte sa maison et ses amis pour une grande ville. Ça donne Martin, 9 ans, qui considère que pleurer quand on est un garçon c’est la honte, et qui reste le menton chevrotant dans son coin pour qu’on ne voit pas son chagrin. Ça donne Dorian, 15 ans, qui raconte sans sourciller les horreurs qu’il subit depuis des années dans la cour de récré, parce que si il ferme les paupières on risque de voir ses larmes couler. Ça donne Marielle, 20 ans, incapable de parler pendant sa khôlle parce qu’elle n’avait pas le temps de pleurer sur sa rupture pendant ses révisions. Ça donne Pascal, 45 ans, qui éclate en sanglots en pleine réunion parce qu’un chef d’entreprise se doit d’être un roc.

https://www.youtube.com/watch?v=3hm1pWhfH4E

Ce que Vice Versa nous dit, de tous ces gens, c’est que chacune de leurs émotions est un petit être, qui a besoin de s’exprimer. Qui le fait d’abord doucement, puis qui, si on ne l’écoute pas, doit trouver des moyens d’expression de plus en plus violents pour se faire entendre. Ça donne les crises de colère de Riley, les sanglots incontrôlables de Martin, les crises d’angoisse de Dorian, la phobie scolaire de Marielle, le burn-out de Pascal. Ça donne Tristesse qui ne peut pas s’empêcher de toucher aux souvenirs parce qu’elle n’a pas accès au tableau de contrôle quand Riley a le plus besoin de pleurer, quand Riley a le plus besoin d’elle.

Ce que nous disons aux Riley, Martin, Dorian, Marielle et Pascal, quand ils viennent en consultation, c’est: « ce que vous ressentez est normal. » Même, et surtout, aux enfants. Parce qu’un enfant qui pleure a toujours une bonne raison de pleurer, même si cette raison est en dehors de notre cadre normatif. Parce que quand, au goûter, en colo, on est le seul à ne pas avoir été servi par des anims surchargés, notre raison peut nous répéter autant qu’elle veut que ce n’est pas volontaire, qu’ils ont juste oublié, les larmes coulent quand même. Parce que quand, pour ce week-end avec toute la famille réunie pour la première fois depuis longtemps, on s’est imaginé qu’on irait à la pizzeria, comme d’habitude quand tout le monde est là, et que finalement on mange une paëlla et qu’en plus on aime pas ça, on a beau se dire qu’on est un bébé de pleurer, que maman a raison de dire qu’on est ridicule, si on pouvait juste s’arrêter de pleurer on le ferait. Parce que, quand, le premier soir du voyage de classe on n’arrive pas à dormir, parce qu’on a peur, parce que les parents nous manquent, même à 13 ans, on ne pourra pas s’endormir tant qu’on n’aura pas pleuré toutes les larmes de notre corps. A tous ces enfants au menton plissé et aux épaules qui sautent, on leur dit « ça va, calme toi », « détends toi », « c’est pas si grave ». Conseils qui, tout le monde en conviendra, n’ont jamais fait leur preuve, mais qu’on répète, parce que leur dire « c’est normal que tu sois triste/en colère/que tu aies peur », même si nous on ne comprend pas, semble inenvisageable. Alors que dire à quelqu’un qu’il doit arrêter de ressentir ce qu’il ressent est surement l’injonction la plus oppressive qui soit.

« Let me handle that »

Une autre image utilisée par les thérapeutes brefs et stratégiques du modèle de Palo Alto, est celle du feu de bois. Nos émotions sont comme des petits feux de bois qu’on transporte avec nous. Il arrive, parfois, qu’un de ces feux de bois lance une flamme un peu plus forte que d’habitude, ce qui fait que nous nous empressons de jeter une buche dessus pour l’étouffer. Chaque argument rationnel est comme une grosse buche de bois sur le feu de nos émotions. Pendant un certain temps, en effet, ça peut atténuer la chaleur, faire un peu de fumée. Chez certains, ça marche quelques heures, chez d’autres, une quinzaine de minutes ou deux secondes. Le problème, c’est que cette bûche finit finalement consumée par le feu, et donne une flamme de plus en plus grande. Là où c’est dramatique, c’est que cette flamme plus grande peut survenir à un moment complètement inopportun, devant les copains, à la cantine, en plein exposé… Comme Tristesse qui n’arrive plus à rester sagement dans son coin et qui, en altérant les souvenirs heureux de Riley, déclenche une crise de larmes pendant qu’elle parle devant la classe. Que ce serait-il passé si, la veille, ou le matin même, Joie avait laissé un peu de place à ses collègue ? Si Riley avait pu exprimer sa colère, si elle avait pris un quart d’heure pour pleurer ? Peut-être que Tristesse n’aurait pas eu besoin de prendre le contrôle à ce moment-là, de manière aussi maladroite. Peut-être que si Colère avait pu taper du poing et exprimer d’une manière ou d’une autre son mécontentement, Riley ne se serait pas retrouvée bloquée avec l’idée de fuguer en tête. Si elle avait dit « Je veux rentrer, je suis pas d’accord », si elle avait dit « Je suis triste » et que ses parents l’avaient prise dans leurs bras, en lui disant qu’ils comprenaient et que c’était normal (comme ils le font à la fin d’ailleurs), peut-être que Riley aurait eu une rentrée plus apaisée. Parce que accueillir les émotions des enfants, ce n’est pas céder à toutes leurs demandes. C’est seulement leur dire qu’ils ont le droit de ressentir ce qu’ils ressentent, que c’est normal, même si on n’y peut rien. « C’est normal que tu sois déçu qu’on n’aille pas à la pizzeria, viens me faire un câlin », « C’est normal que tes parents te manquent, ne te retiens pas de pleurer », « C’est normal que tu sois en colère parce que je ne t’ai pas acheté de jouet au supermarché, mais ça ne changera rien ».

Peu importe que leurs raisons vous semblent absurdes ou dérisoires, face aux émotions de qui que ce soit, la raison n’a aucune chance de remporter le combat. Accueillir et écouter ses émotions est le seul moyen d’en garder le contrôle. Prendre un quart d’heure en tête à tête, dès qu’on en ressent le besoin, avec sa tristesse pour pleurer, avec sa colère pour écrire des gros mots ou avec sa peur pour se préparer au pire, c’est comme installer un paratonnerre et éviter que ces émotions parfois envahissantes ne frappent les têtes blondes (et moins blondes) quand c’est vraiment pas le bon moment.

 

Amélie Devaux