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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Prophétie auto-réalisatrice : « Je l’avais bien dit »

-Vous allez bientôt donner chez vous une grande fête, dit-elle
– En effet
– Lors de cette réception, vous allez tuer un invité.

Telle est la prophétie de la voyante au comte Neville dans le dernier roman d’Amélie Nothomb. A partir de là, s’ensuivent une série de stratagèmes et autres rebondissements pour éviter que cela ne se produise. Pour qu’au final, /SPOILER ALERT/ le meurtre ait bien lieu, malgré tout. /SPOILER ALERT/

La lecture de ce roman laisse le lecteur avec une question, qui peut être « Peut-on aller contre le destin ? », ou bien, celle qui nous intéresse ici, identique à celle que pose la médium à Néo dans Matrix « Serait-ce tout de même arrivé s’il ne l’avait pas su ? »
Ces deux exemples illustrent ce que les thérapeutes brefs appellent les « prophéties auto-réalisatrices », ces idées qui induisent des comportements de nature à les valider à coups de « Je l’avais bien dit ».

Lors d’une de mes colonies de vacances, j’ai rencontré une petite fille à l’air revêche, que mon oeil d’animatrice, et le discret « gardez un oeil sur elle » lâché avant de partir par la personne qui la déposait, ont immédiatement placée dans la case « problème ». Appelons-la Jeanne. Jeanne avait un « air désagréable », un air de défi, elle regardait les adultes « par en dessous », les sourcils froncés, la bouche boudeuse et la mâchoire inférieure légèrement en avant.

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Jeanne, une allégorie

Ma première impression s’est rapidement confirmée, quand, moins de cinq minutes plus tard, elle s’est éloignée d’un pas décidé de notre lieu de regroupement.

Je l’avais bien dit.

Dès lors, tous les animateurs, prévenus, ont gardé un oeil sur elle, anticipant ses bêtises et ses rebellions, la remettant dans le droit chemin dès que son bras entamait le mouvement qui ferait tomber le verre. Résultat, dès qu’elle était dans notre groupe, on savait que l’on passerait le plus clair de notre temps à « gérer Jeanne ». Résultat, plus le temps passait, plus son visage se renfrognait.

On l’avait bien dit.

Puis, pendant mon jour de congé, alors que le groupe sortait du réfectoire et que je le suivais de loin, j’ai observé un de mes collègues animateurs rassembler les jeunes et préciser à celle qui trainait des pieds : « Viens, Jeanne ». A ces mots, la petite s’arrête, et recule d’un pas. S’ensuivent cinq minutes absurdes où à chaque injonction de l’animateur, Jeanne recule d’un pas, ce qui entraine le réaction logique de l’animateur, « non, tu viens ».

Arrêtons nous là un instant. En nous plaçant du point de vue des animateurs, leur réaction est parfaitement logique. Ils sont obligés de se comporter comme cela, puisqu’elle n’obéit pas et ne respecte pas les consignes. On en vient à attendre la prochaine rébellion pour intervenir le plus rapidement possible et éviter la catastrophe. Mais c’est oublier le côté interactionnel de la situation.

En se basant sur le peu d’informations dont on dispose sur Jeanne, on peut déjà deviner que les adultes « gardent un oeil » sur elle le plus souvent possible. On peut supposer que ses interactions avec la majorité des adultes sont à l’image de celles qu’elle a avec les animateurs de sa colo, essentiellement conflictuelles. On peut donc comprendre qu’elle arrive à la gare avec sa vision du monde « tous les adultes sont moches avec moi » (vision du monde qu’elle partageait avec nous au moindre sermon « t’es moche avec moi »), et, qu’en moins de cinq minutes, en intervenant dès qu’elle s’est un peu éloignée du lieu de regroupement, comme pour me tester, je le lui avais confirmé.

Elle l’avait bien dit.

Pendant le séjour, elle a pu constater qu’en effet, quoiqu’elle fasse, même si le but n’était pas de nuire, elle était scrutée, « au cas où », et sermonnée avant même que son geste ait eu de vraies conséquences. Les adultes ne lui font pas confiance.

Elle l’avait bien dit.

Résultat, et réaction somme tout assez logique pour une enfant de 8 ans qui en a assez, elle se braque à la moindre injonction qui lui est directement adressée, légitime ou pas. Parce que ces adultes qui contrôlent ses moindres faits et gestes, elle en a marre et n’a aucune envie de leur faire le plaisir d’obéir.

En bref, la situation est bloquée, le comportement d’une des parties entraine forcément le comportement de l’autre, et confirme aussi bien la prophétie « Cette enfant va nous causer des problèmes » que « Ces adultes vont être pénibles ». Finalement, ces prophéties se réalisent par le simple fait qu’elles existent, et qu’elles ont conditionné nos relations avant même qu’une parole ait été échangée.

Fidèle au modèle de Palo Alto, j’ai proposé à mes collègues un 180°. Au lieu de lui dire « Obéis » en permanence, nous avons décidé de lui dire qu’elle pouvait ne pas obéir. Au pire, elle ferait des « bêtises », mais au moins nous aurions suffisamment d’énergie pour le reste des enfants, et nos interactions avec elle seraient plus apaisées. Nous avons donc arrêté de lui donner des ordres directs, nous parlions à tous les jeunes, et si elle ne suivait pas, tant pis.

Cela a plutôt bien marché, au début. Elle nous regardait avec un air perplexe quand nous la laissions traîner des pieds, aller aux toilettes sans demander, refuser de rejoindre une équipe pour un jeu, mais ça finissait par lui aller : elle préférait passer de groupe en groupe pour regarder de toute façon. La première matinée a donc été beaucoup plus calme que le reste du séjour, puisque nous ne dépensions plus autant d’énergie à garder Jeanne dans le droit chemin. Mais pendant l’activité de l’après-midi, qui était un jeu d’équipe (et qu’elle n’avait donc pas voulu rejoindre), elle n’a plus voulu observer, et a commencé à s’éloigner. Comme à la gare, elle a voulu tester, voir si nous allions retomber dans nos vieux réflexes, ce qui lui aurait confirmé une fois de plus que nous étions dans la catégorie « adultes moches avec elle ».

Elle l’aurait bien dit.

Mais contrairement à la gare, ni moi, ni mes collègues ne sommes intervenus. Elle a avancé, attendant qu’on l’appelle, puis s’est arrêtée, parce que personne ne l’appelait. Je tâchais de regarder de temps en temps où elle était, l’air de rien. Au bout de 20 minutes, je me suis aperçue qu’elle se rapprochait, petit à petit, mais s’arrêtait dès qu’un animateur se tournait vers elle. Une heure plus tard, nous avons rassemblé le groupe pour aller goûter, installé les enfants, distribué gâteaux et boissons. Jeanne était assise avec ses camarades, attendant d’être servie. Et a même souri en me tendant son verre.

Amélie Devaux