À 180 Degrés / Chagrin Scolaire
Aujourd’hui, le papa et la maman de Choupette Palmier consultent. Ils ont l’air exténué et il y a de quoi : la famille a déménagé en juin, monsieur est en attente d’une lourde intervention chirurgicale, et c’est très inquiétant à tous points de vue, madame aborde le sixième mois de sa troisième et difficile grossesse cependant que leur cadet, une tornade en salopette, marche à peine mais grimpe partout et fait des caprices pendant lesquels il hurle au point de rendre mélodieuse toute sirène d’alarme.
Mais c’est pour Choupette, l’aînée, qu’ils sont venus.
Elle est en Moyenne Section de Maternelle et ils se demandent si leur petite fille n’aurait pas un problème qui leur serait resté invisible : à l’inquiétude générée par les potentielles difficultés de leur enfant s’ajoute la culpabilité de n’avoir rien remarqué.
Rien remarqué, encore que… il faut tous les soirs au retour de l’école rassurer Choupette qui semble oppressée. Pourtant, tout se passe bien dans la cour, tous les enfants sont « gentilles », surtout Luna, et un garçon, « un peu très joli ». Elle n’a pas de difficultés scolaires selon la maîtresse qui la décrit consciencieuse : elle s’applique à coller ses gommettes, à dessiner des spirales dans le bon sens, à réussir les parcours de motricité. Malgré cela, chaque de jour de classe, Choupette demande la gorge serrée comment elle va faire au collège, car « il y a aura tellement plus de devoirs », comme le dit sa cousine Léonie.
Alors elle pleure. Papa et maman la rassurent : ils sont fiers d’elle, elle y arrivera et ils ont confiance en ses capacités, ils l’aideront s’il le faut, car c’est important de bien réussir à l’école pour pouvoir faire le métier qu’on aime, partir en vacances où l’on veut et avoir une bonne vie, une jolie maison, une belle famille. Choupette acquiesce gravement, jusqu’au moment où elle s’effondre en sanglotant parce qu’elle a tracé un « E » à l’envers en écrivant son prénom ou débordé en coloriant le dessin pour maman. Comment fera-t-elle au collège ? Ses parents redoutent par-dessus tout que leur petite fille en vienne à détester l’école, et eux savent qu’il est important de réussir ses études.
Et puis, il y a eu l’épisode de la semaine dernière.
Choupette ne va plus chez l’assistante maternelle qui habite trop loin désormais, mais comme ces deux-là s’adoraient, la petite fille a été invitée à passer la journée chez Nounou. Quand les parents de Choupette sont revenus la chercher, la dame, la mine sombre, les a pris à part
L’assistante maternelle avait pris plaisir à raconter comment sa Chouchou chérie s’était, comme avant, installée en gâte-sauce au bout de la table de la cuisine pour babiller en croquant une carotte, en léchant le reste de chocolat au fond du bol. Nounou lui ayant demandé si elle aimait bien manger à la cantine, la petite avait secoué la tête, attristée. Non, c’était très mauvais. Et d’ailleurs, elle ne mangeait jamais rien. Sauf le pain. Et la crème de gruyère mais il n’y en a pas souvent. Non, elle ne mangeait pas à la cantine. « C’est pas bon », déplora-t-elle. Nounou avait tenté de lui faire comprendre qu’elle serait trop fatiguée si elle ne prenait pas un bon repas pour le déjeuner, qu’il est important de bien manger pour grandir. Choupette Palmier a confirmé que c’est dur l’école, surtout qu’elle est « krop krop fatiguée », parce qu’elle ne mange rien à midi : c’est pas bon, les « à-manger » de la cantine, avait-elle gravement confirmé.
Avant de dévorer allègrement ce que Nounou avait préparé pour elle.
Cette histoire de repas refusé inquiète Nounou : la croissance de la petite fille pourrait être affectée. Elle redoute le début d’un trouble alimentaire. Les parents de Choupette ont vu la maîtresse récemment mais ils n’ont pas du tout parlé de la cantine, seulement des contenus pédagogiques et des facultés d’acquisition de leur fille.
Quand il est demandé aux parents comment se passent les repas à la maison, madame dit que tout va bien ; monsieur rajoute qu’ils ne se sont jamais tellement inquiétés de ce que mangent réellement leurs enfants : s’ils ont faim, ils dévorent ; s’ils n’ont pas faim, on ne les force pas. Et cela convient à tout le monde.
La jeune savante met donc un point d’honneur à offrir à chacun les colifichets qui seront autant d’hommages dus à leur rang : aux parents convaincus que la réussite scolaire est un passeport pour le succès d’une vie, Choupette confie son inquiétude de ne pas parvenir à franchir le cap de l’entrée au collège ; à la nourrice persuadée que « quand l’appétit va, tout va », la chercheuse zélée déplore la perte de cet atout précieux. En bonne scientifique, elle vérifie plusieurs fois que les mêmes causes produisent les mêmes effets : quand elle tient tel propos à telle personne, celle-ci arrête toute activité pour s’occuper d’elle, et elle aime bien qu’on s’occupe d’elle comme ça.
Emmanuelle Piquet appelle cette compétence la « zapette à parents », un outil qui ne possède que peu de touches (souvent deux suffisent : la touche « inquiétude » et la touche « culpabilité »), mais les piles durent longtemps, longtemps…
Tout ceci paraît très intelligent : savoir ce qui nous fait du bien et chercher à l’obtenir est une bonne piste en général… même si l’apprentissage de l’équation « amour = inquiétude » est forcément délétère.
Voilà pourquoi il a été proposé aux parents de Choupette d’opérer un virage à 180 degrés, de ne plus lui demander « tu as réussi l’exercice ? », ce qui ne leur sera sans doute pas facile, mais plutôt « as-tu passé une bonne journée ?» ; ils pourraient dire à leur fille qu’en effet, elle pourrait échouer dans ses études comme bien d’autres personnes, parmi lesquels il y a nombre de gens très heureux. Et que c’est le plus important dans la vie.
Cette « thérapie » si l’on ose parler de thérapie, car il faut bien dire que la « problématique » de ce cas résidait dans son absence, n’a duré qu’une séance. Mais une séance qui n’en finit pas de me réjouir : la thérapie brève, par l’entremise du grand Bateson, puise à l’ethnologie et engage les thérapeutes qui travaillent selon le modèle de Palo Alto à rejoindre la vision du monde de leurs patients, à chercher ce qui rend logique ce qu’ils font…
La fine Choupette Palmier, et surtout l’enfant de 4 ans qui lui sert de modèle, a-t-elle fait autre chose ?
Muriel Martin-Chabert