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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Attention, fragile !

C’est la deuxième fois que Claire consulte, et bien des choses semblent avoir changé pour cette jolie jeune femme si l’on considère simplement sa façon d’entrer dans le cabinet : ses épaules ne sont plus autant voûtées, sa voix est moins sourde,   son visage de nouveau  lumineux.

Elle annonce d’emblée que si elle a bien fait la tâche thérapeutique à laquelle elle avait consenti, elle doit cependant s’excuser de n’avoir pas tout à fait suivi les consignes. Au lieu de simplement réfléchir aux conséquences négatives qu’il pourrait y avoir à soit poursuivre, soit mettre fin à sa relation avec Marco, elle a rompu définitivement. Même si c’est pour elle un nouvel « échec » : encore un qu’elle n’aura pas su, pas pu sauver  de ses fréquentations et/ou de ses addictions et/ou de lui-même ! Or, Claire aime aider les gens, surtout si le cas semble à tous désespéré.

Elle a donc rompu, est sûre d’avoir bien fait, se dit soulagée de s’être séparée d’un homme dont elle n’aime ni les mots ni les caresses. Néanmoins, elle demeure inquiète. Marco demande des explications à cette rupture qu’il ne veut pas croire définitive, et Claire n’est pas loin de penser qu’elle les lui doit. Elle voudrait aussi qu’il comprenne sa décision. Mais, si elle revoit cet homme, elle pense qu’il est capable de la convaincre de renouer. Parce qu’elle est fragile. D’ailleurs, chacun le lui répète.

Marco lui a déjà dit que cette fragilité était responsable de ce qui n’allait pas entre eux : il ne peut pas compter sur quelqu’un d’aussi faible et qui pleure sans cesse. Sa mère est inquiète, comme le prouve ces habituelles questions pleines de sollicitude, qui disent aussi sa conviction que Claire n’aura pas la force de débrouiller seule : « ça va aller ? tu vas y arriver ? », lui demande-t-elle à tout bout de champ. Son père a proposé de l’accompagner chez Marco quand elle ira justifier sa décision. Pour la protéger. Il ne dira rien, mais sera là, on ne sait jamais. Donc, si tout le monde autour d’elle lui dit ou lui montre qu’elle est fragile, c’est bien la preuve qu’elle l’est, n’est-ce pas ?

  « Fragile ? Vraiment ? », ai-je demandé.

  Si je me permets d’en douter, c’est qu’elle m’a expliqué en première séance comment elle s’est extirpée de précédentes relations autrement dangereuses, en choisissant de partir seule et loin du monde de la nuit où tous les chats sont gris y compris les tigres féroces ; comment elle cumule les emplois pour vivre comme elle le souhaite, notamment dans la petite maison au joli jardin qu’elle aime beaucoup ; comment elle a soutenu Marco dans sa recherche de travail, allant jusqu’à le faire embaucher par un cousin. Et puis, il y a cette décision qu’elle vient de prendre et qui signifie aussi renoncer à vivre en couple, face à un  entourage qui s’était ouvertement félicité de la voir « casée » et alors qu’elle aimerait avoir un enfant.

  « Si, fragile, je vois bien que je suis fragile : par exemple, quand je m’aperçois que Marco et sa sœur se font des mimiques dans mon dos, je sais qu’ils se fichent de moi et je suis effondrée et en colère : je perds mes moyens. Ils me disent que ce n’est pas vrai, mais je perçois tout de suite ces trucs-là, et ça me démoralise. C’est la même chose avec tout le monde : je sens tout de suite si je suis bienvenue ou pas, si les gens sont d’accord avec moi ou pas. On me dit que je fais des histoires pour rien et que je dois m’endurcir. » 

Je lui suggère  alors que « fragile » n’est peut-être pas le mot le plus juste. On dirait plutôt « très sensible », voire « hypersensible ». Claire ne voit pas quelle différence ça fait.

Elle convient volontiers qu’un verre en cristal, c’est fragile. Au moindre choc, il est susceptible de se briser. Au contraire  des carillons à vent, petites harpes éoliennes qu’on pend à l’angle d’un balcon ou parfois à l’entrée d’une boutique. Leurs tubes verticaux peuvent être faits de bois ou de métal, des matériaux résistants, mais ils sont très légers et bougent au moindre souffle, s’entrechoquent et font entendre nettement qu’ils ont été dérangés. Il arrive que ce désordre subi provoque une musique douce à l’oreille de qui le provoque. Rien ne prouve pour autant que ce soit toujours agréable pour la harpe éolienne…

carillons-eoliens-crystaux-DIY

 En  souriant franchement, elle reconnaît que, pour avoir parfaitement su se protéger, au cours des années mouvementées et aujourd’hui encore, elle doit admettre qu’elle est carrément solide, Claire. Comme du cristal de roche.

Muriel Martin-Chabert