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À 180 Degrés / Chagrin Scolaire

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Les couleurs de la rentrée

« Transmettre les savoirs fondamentaux, préparer les enfants à leur avenir » : le Ministère de l’Education nationale affiche la feuille de route des enseignants.  Leurs interlocuteurs, les élèves, ne sont pas toujours coopératifs. Comme l’explique Emmanuelle PIQUET, il est admirable de voir les efforts déployés par les profs, soumis à bien des injonctions paradoxales, dont la plus connue demeure : « Il faut s’adapter à chaque élève en faisant progresser la classe :  finir le programme en ne laissant aucun élève sur le bord de la route (tout en se faisant respecter) » Evidemment, chaque élément de cette phrase recouvre une très louable intention. Mais, ainsi que le souligne Emmanuelle Piquet : « En entreprise, rares sont les cadres qui se disent :

  • Mon équipe doit être à 100% motivée ;
  • Tous mes clients doivent me respecter ;
  • En réunion, tout le monde doit être absolument silencieux ;
  • Tous mes collaborateurs doivent m’apprécier.

Certains le font, évidemment, ils sont également de bons candidats au burn-out. »

En janvier, Medhi n’en était pas au stade de l’épuisement professionnel, cependant, il se trouvait complètement démuni. Depuis la rentrée, les 3ème « Pointe-du-Raz » le malmenaient, comme nombre de ses collègues. D’ailleurs, dans cet établissement où les classes portent le nom d’un « grand Site de France », la plaisanterie qui court en salle des profs dit qu’on a cours avec les « Pointe-du-Raz/s-le-bol ». Que la situation soit délicate pour ses collègues n’est pas un baume pour le jeune prof d’anglais. Il a donc consulté pour mieux gérer cette classe difficile, puis très strictement mis en place la stratégie concoctée avec son thérapeute.

Ce dernier lui a demandé ce qu’il préférait faire : encore et toujours plus de « discipline » ? avec le risque majeur de ne pas y parvenir, donc d’échouer en ce domaine, mais aussi dans sa mission d’enseignant puisque, même les élèves qui voulaient apprendre verraient le temps de cours réduit à peu. Et la possibilité de parcourir l’entièreté du programme serait remise en cause ; cependant, personne ne pourrait dire qu’il n’avait pas essayé (même s’il y a fort à parier qu’on retiendrait avant tout son échec). Ou bien, choisirait-il de consacrer son énergie et ses compétences pédagogiques aux élèves prêts à en bénéficier ? avec le risque, donc, de ne pas entraîner ceux qui ne veulent pas suivre, et qui sont par ailleurs, dans son cas, des enfants qui auraient besoin de soutien supplémentaire, au vu de leurs résultats scolaires. On ne manquera pas de lui reprocher cet « abandon ». Echouer ou échouer ? la peste ou le choléra ? Il faut reconnaître que les alternatives proposées par la thérapie brève sont plutôt des sentiers bordés de ronces. Mais est-il besoin d’être soutenu pour s’engager sur les chemins fleuris ou qui sentent la noisette ?

Medhi admet qu’il préfère enseigner à toute autre chose ; il estime que si 10 élèves progressent notablement, il se sentira utile ; il espère qu’une quinzaine suivra son cours… mais devant la grimace de son thérapeute, qui ne pense pas que l’optimisme béat soit très aidant, il convient que 5 élèves, ce serait bien : 20 % de l’effectif, ce n’est pas si mal. Il est désormais clair et acquis pour Medhi qu’on ne peut pas obliger quiconque à suivre un cours, a fortiori des ados obligés d’aller en classe, comme s’en indignait Inès la semaine dernière, qui alla jusqu’à dire : « Franchement, m’sieur, c’est abusé, on n’est pas payés comme vous, nous ! ». Aussi, plutôt que de s’épuiser en vain en exigeant que ses élèves travaillent, il a été convenu qu’il les responsabiliserait, en leur laissant le choix de participer ou non, et en assumant les conséquences de leur décision librement prise. Il a expliqué aux élèves le nouveau fonctionnement de son cours, après avoir informé hiérarchie et collègues, tous prêts à le laisser expérimenter le dispositif, et après avoir évalué les risques encourus à procéder de cette manière : il s’était préparé à tout ce que les créatifs « Pointe-du-Raz » pourraient inventer comme grain. Enfin, il l’espérait…. Il se doutait bien que ça ne serait pas facile avec Inès.

Les deux espaces de la classe

Désormais, avait-il expliqué, il ne rappellerait plus à l’ordre ses élèves pour qu’ils suivent le cours ou fassent les exercices demandés. Il s’était bien rendu compte que ce n’était pas logique de vouloir les préparer à être autonomes à la sortie du collège et simultanément, contrôler leur travail scolaire ; à eux de voir si son aide pour maîtriser les bases de l’anglais leur était profitable. Il ne ferait la classe que pour ceux qui souhaitent bénéficier de son enseignement ; il invitait ceux-là à se mettre dans les premiers rangs, puisque le fond de la classe avait été aménagé en espace « libre » où, qui le voulait, pourrait lire, dormir ou parler à voix basse avec ses camarades.

  • « Le « deal » est simple, a-t-il résumé, vous pouvez suivre mon cours ou pas, vous écarter ou revenir : je serai toujours disponible pour ceux qui veulent travailler avec moi. En contrepartie, vous conservez un niveau sonore bas, afin que le groupe qui veut suivre puisse le faire.
  • Et les notes, m’sieur ?
  • Les notes sont là pour évaluer le chemin parcouru ou celui qui reste à faire, comme le thermomètre donne la température. Les devoirs que je donne sont des applications du cours : il n’y a pas de surprise. Si vous pensez que le cours vous aide, vous savez que vous pouvez le suivre, au moment où je le donne ; si vous pensez que vous n’en avez pas besoin, rien ne vous oblige à étudier en classe. Je ne vais pas vous faire l’affront de vous considérer comme des bébés ! Bien entendu, je vous noterai tous de la même manière. »

Medhi avait été préparé à ce que toute la classe se précipite au fond, dans l’espace « détente ». Ce fut le cas la première heure, à l’exception de dix élèves. Les deux semaines suivantes, une forme de répartition prévisible s’instaura. Il y avait cinq à dix élèves intéressés par le cours. Plutôt cinq, mais c’était le nombre prévu par l’enseignant et son thérapeute pour que Medhi ait le sentiment de suffisamment remplir sa mission. L’essentiel des « Pointe-du-Raz » s’installait dans le fond de la classe. Très vite la règle concernant le volume sonore (on-peut-parler-mais-à-voix-basse-pour-ne-pas-déranger-ceux-qui-travaillent) sembla n’avoir jamais été édictée. Les occupants de l’espace « détente » se comportaient comme en récréation, parlaient à voix haute, voire forte, ou plus.

Inès, que Medhi savait être une meneuse, exprimait tout son art. Pour peu qu’un ou une autre élève ne la contrarie, elle se levait et fonçait sur elle ou lui pour hurler en termes choisis tout le mal qu’elle pensait de sa.son condisciple et de sa famille sur trois générations, et frappait souvent la victime. Parfois, elle se levait sans un mot et assénait une claque pour montrer sa désapprobation. L’autre criait, des coups étaient rendus, des insultes échangées.  Medhi devait s’interposer, les élèves assidus se plaignaient de ne pouvoir suivre. L’enseignant était en colère, de son impuissance et du manque de maturité de ses élèves : « Alice est plus capable qu’eux de rester un quart d’heure en place ! », confiait-il à sa compagne en regardant leur fille de 4 ans colorier avec application. « C’est l’effet « licorne » j’imagine », dit la maman d’Alice.

Atelier coloriage

La boutade fit sourire Medhi. Et l’inspira.

Dans la semaine qui suivit, il imprima les dessins à colorier les plus infantiles (à ses yeux) qu’il puisse trouver : poneys, clowns, voitures et camions, chatons et licornes.  Il ajouta, dans un réflexe louable de bon enseignant, la traduction anglaise de leur nom sous chacun d’eux, mais su privilégier les motifs les plus « kawaii ». Lorsqu’il retrouva les 3ème « Pointe-du-Raz », il distribua les feuilles en annonçant simplement qu’il les avait préparées pour ses élèves. L’agitation qui s’ensuivit venait de ce que chacun voulait son modèle préféré, cherchait des feutres. Un silence relatif régnait dans l’espace « détente » de la classe. Les échanges étaient rares, parfois une exclamation désappointée provenait d’une tête penchée : on avait un peu débordé…. A la fin de l’heure, Medhi vit s’empiler sur son bureau des coloriages impeccables et soignés, signés au dos du nom de leur auteur.  Inès cria à la cantonade que « pour une fois que c’est pas nul ce qu’on fait, on devrait afficher nos dessins, m’sieur ! ». Medhi réserva un panneau de la classe à cette exposition, prêt à expliquer aux collègues qui s’en inquiéteraient qu’après tout, on pouvait admirer Takashi Murakami…

Dès le deuxième cours, on en était revenu à la situation initiale. Inès avait repris ses habitudes : exploser régulièrement, parcourir la classe pour jeter un papier, arracher les feuilles que les autres coloriaient, frapper de temps à autre, crier parfois, parler fort toujours

Par conséquent, Medhi annonça qu’il avait affiné la consigne. Désormais, l’alternative était la suivant : « Comme je respecte votre choix de travailler ou pas, soit vous respecterez mon espace et le calme dont j’ai besoin pour travailler avec ceux qui le souhaitent, soit vous irez à la Vie Scolaire. Sans coloriage. Le calme est revenu durant les deux cours suivants, puis vint le jour où Inès, entraînant ses copines, décida d’apurer le compte qu’elle avait à régler avec Kilian sur qui elle se rua pour lui donner une gifle sonore : il avait dit en récréation qu’elle était une fille facile (selon la traduction pour adultes du collège)

Medhi demanda son carnet, à faire signer par les parents, et Inès fut accompagnée à la Vie Scolaire.

Une ombre au tableau

« Quand ma mère a vu le carnet, elle a tellement hurlé que j’ai bien cru que les voisins allaient appeler les flics », racontait Inès à   Angèle. Elle me disait : « Quoi ? tu avais le choix entre travailler et faire du coloriage ? et tu as choisi ça ? à 14 ans ? » Elle voulait m’enlever la tablette, le téléphone, les sorties, sauf au bac à sable. Comme si j’étais un bébé, tu vois. Sinon, ça commence à me saouler ces dessins de chatons, c’est nul. »

Au prochain cours d’anglais, Inès est venu s’installer devant le tableau, après avoir demandé au prof : « M’sieur, est-ce que je peux avoir une fiche aujourd’hui ? » Depuis, elle reste assise, les sourcils froncés.  Elle a des résultats irréguliers, comme les verbes qu’elle doit tous apprendre. Medhi sent qu’il lui faut beaucoup de volonté pour écouter un cours qu’elle ne comprend sans doute qu’au quart (elle a tellement de retard), mais elle écoute et hier, elle a demandé, avec une forme de timidité brusque, si Medhi pouvait lui traduire les paroles du générique de sa série préférée.

 

Muriel Martin Chabert